Il fait noir et froid j’ai froid ça s’agite au-dessus quelqu’un vient elle me parle je ne comprends pas ce qu’elle dit mais j’ai un peu moins froid quand elle vient je ne sais pas qui elle est c’est peut-être Mathilde elle était si triste quand ils m’ont enfermé ici elle pleurait mais non ce n’est pas elle pourquoi ils m’ont laissé ici j’aurais préféré rentrer chez nous cinquante ans j’étais fatigué c’est vrai et je n’avais plus la force de ma jeunesse mon corps usé avait mal partout maintenant je ne sens plus rien sauf ce froid mais c’est long je n’ai pas beaucoup de visites elle au moins elle vient mais c’est qui pourquoi maman ne vient jamais elle est morte c’est vrai j’étais à son enterrement j’étais jeune encore enfin pas tant que ça mais j’étais fort et le travail n’était pas si pénible la boucherie ça allait après l’usine les cadences toujours les mêmes gestes la fatigue et la honte les sœurs qui ont mieux réussi elles ne comprennent pas ne pas trop raconter ce qu’on vit d’ailleurs il n’y a rien à raconter tous les jours sont pareils et on fait ce qu’on peut pour oublier maintenant c’est fini tout ça mais j’ai toujours froid sauf là quand elle vient me voir et cette lumière que j’aperçois
Encore ces petits voyous. Ils vont voir ce qu’ils vont voir, je vais les chasser vite fait. Quand comprendront-ils que ce n’est pas un lieu de promenade, un peu de respect pour nos pauvres morts ! Comme si je n’avais que ça à faire moi, chasser les chenapans du quartiers ou les amoureux qui viennent se bécoter entre le tombes, encore ça je fermerais bien les yeux, J’ai été jeune et amoureux moi aussi, mais ils vont parfois trop loin comme ce couple l’autre jour que j’ai retrouvé derrière les buissons, alors non on ne peut pas laisser tout faire dans un cimetière. On pourrait croire qu’il n’y a que la mort ici, mais ce n’est pas vrai, ça grouille même de vie par moment et quand je fatigue je ne sais même plus si bien ou mal, allez je vais les laisser ces deux là derrière la grande stèle, mais c’est la dernière fois, il ne faudrait pas qu’ils prennent l’habitude de venir batifoler par ici. Et cette petite là-bas dans son manteau gris avec son air triste à démoraliser tout un régiment qui trimballe son chagrin chaque dimanche jusqu’à la fermeture, je préfère encore ces polissons d’amoureux, même s’il faut bien les chasser de temps en temps, au moins pour la forme. Les morts sous terre et nous au-dessus, il faut bien que la vie continue.
Je viens te voir comme tous les dimanches. Je sais que tu m’attends comme j’attends moi aussi cette visite hebdomadaire. C’est mon rituel. Je ne sais plus pourquoi je viens, mais ce n’est pas grave, il faut continuer car personne d’autre ne vient plus ici. Ils sont tous repartis dans notre village de l’Yonne et t’ont laissé là, seul et abandonné. Alors je viens, parce que moi non plus je n’ai plus personne et que quand ce sera mon tour j’aimerais que quelqu’un me rende visite régulièrement. Monter à la capitale ce n’était pas un choix, mais l’espoir de pouvoir s’en sortir. Certains ont réussi, mais ils sont peu nombreux. D’autres comme toi ou moi sont restés à la traîne. Nous avons essayé, mais cette vie n’était pas pour nous. Un jour la fatigue est trop forte et on abandonne. J’imagine que c’est ce qui t’est arrivé. Je ne sais pas combien de temps je vais encore tenir. Une semaine à la fois et puis venir te raconter tout ça et pleurer, seule sur ta tombe avant de devoir y retourner. Une semaine à la fois et jusqu’à dimanche prochain.