La grande roue tourne lentement à l’entrée du parc d’attractions, il faut de la patience pour en faire le tour dans ces cabines rouges qui semblent tout petits vus du sol, qui montent et descendent et balancent légèrement, il faudra bien une heure pour faire le tour, pour profiter de la vue sur la ville, sur le fleuve qui scintille, sur les coupoles et les flèches des églises, sur les collines douces des environs. Mais en bas, la foule joyeuse avance inéluctablement, poussée par ceux qui suivent, les enfants se ruent sur les manèges les plus rapides, les plus bruyants, ceux qui étourdissent, des carrousels à la musique entraînante… à gauche les auto-tamponneuses, boum boum, les pilotes sont jeunes, enthousiastes, cognent et tamponnent tant et tant, avancent, reculent, tressautent sous les encouragements… c’est déjà fini…à droite le grand huit, montées lentes, pointes d’adrénaline dans les descentes vertigineuses, montagnes russes qui se terminent dans une traînée d’eau éclaboussant les passants de gouttelettes, de jets d’eau, de frissons et de cris de joie. Le parc est un village, avec des ruelles et des places, et des manèges semés partout, train-fantôme, tir à la carabine, cabinets de miroirs déformants reflétant des corps et des silhouettes tordus, étirés, rapetissés qui font rire tout le monde. Il fait beau, un dimanche de printemps qui incite à flâner sous les caresses du soleil. Détente, coupure du quotidien. Les familles se resserrent autour des enfants excités comme des puces qui sautent d’un manège rouge à un manège bleu, d’un stand de carrioles tirés par des chevaux fatigués à un marchand de glaces, les annonces sonores remplissent le ciel, les pièces tintent dans la caisse. Une fille traverse les rues sans rien voir ni entendre, elle traverse la foule agglutinée en jouant des coudes sans faire attention, elle avance à l’aveuglette, les larmes coulent, elle ne voit pas les files d’attente joyeuses, elle n’entend pas les cris des enfants qui montent dans les aigus de plaisir mêlés d’angoisse, plus haut, plus vite, encore…elle ne sent pas les odeurs de friture des langos, beignets hongrois larges et plats frottés à l’ail, des saucisses grillées à la moutarde douce et au raifort râpé, elle ne sent pas les douceurs des glaces, des crêpes, des gaufres, elle ne s’arrête pas aux stands de coca et de bières, elle se perd dans cette île d’animations et de plaisirs, cette jeune femme en jean et sac en bandoulière, qui sillonne les rues en titubant, accrochant des passants dans la cohue, comme une boule de flipper lancée à l’aveuglette…Ses pas la portent jusqu’à la limite de l’enceinte, après les guinguettes ouvertes du matin au soir et les derniers manèges plus tranquilles, plus anciens, elle suit l’allée principale, grande artère toute droite bordée de vieux arbres, qui traverse tout le quartier jusqu’au parc de verdure, il y a des prairies tout autour, des jeunes y jouent au ballon prisonnier, les joggeurs y courent sur les sentiers, il y a des allées pour promener loin, des cavaliers qui galopent fièrement vissés sur leurs chevaux hennissants, des forêts clairs pour l’ombrage, des orées riantes plantées de guinguettes conviviales, les vieux bras du Danube à portée de main, des amoureux qui cherchent un coin retiré…elle n’est pas venue chercher la tranquillité, la réflexion, elle continue à courir, elle réfléchira plus tard, elle accélère sur les sentiers, haletant, soufflant, soupirant, pleurant à grosses gouttes, elle court, trébuche, s’étale dans l’herbe épaisse, enfonce sa tête blonde dans une touffe de pissenlits, les épaules secouées de spasmes, les pieds tambourinant le sol et les bras étendus en croix comme pour s’accrocher à la terre, pour ne plus se lever.