Avec ses tours qui culminent entre trois cent cinquante et quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres au-dessus du niveau de la mer, la Skyline de K. est loin d’être la plus haute du monde. Cela il le sait, tout le monde le sait. Au début du XXIème siècle, les magnats des industries financières et numériques dont le siège est établi à K. avaient déjà ralenti leur surenchère face à d’autres Skyline du monde. L’érection de la tour Burj Khalifa à Dubaï puis de la tour Djeddah en Arabie Saoudite les avait sidérés. Une partie du monde avait changé d’échelle et ils se trouvaient dépassés, presque idiots. Mais ils percevaient aussi la fatuité de cette course vers le ciel, sa vanité. Très vite les autorités territoriales de K. promulguèrent une nouvelle loi de programmation urbaine interdisant la construction d’édifices d’une hauteur supérieure à quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres, soit la hauteur de Central Harbour, la tour de la South Bay Union. La notion d’harmonie prévaudrait désormais pour le développement ultérieur de K. Une version contemporaine du Feng Shui – très simplifiée et reprise par différents media y compris occidentaux – a nourri une promotion relativement subtile de cette approche aux dépens de la course effrénée à l’altitude que menaient d’autres mégapoles. La critique esthétique des autres Skyline ne fut pas frontale, rarement fut exprimée directement l’opinion qu’une tour surpassant de loin les buildings l’avoisinant manquait d’élégance ou avait quelque chose d’incongru. Mais peu à peu l’idée s’est imposée que la Skyline de K. était exceptionnelle, que le miroitement de ses gratte-ciels sur l’eau de la Baie la nuit tombée était un enchantement inouï, absolument unique. Quelques langues acerbes avaient questionné la sagesse subitement professée par les autorités de K., se demandant quelle réalité elle pouvait bien vouloir masquer : une histoire de corruption ? le coût exorbitant des nouvelles tours ? l’aberrante consommation énergétique de tels édifices ? Sans oublier la constitution d’une amicale d’ouvriers du bâtiment, ressemblant de plus en plus à un syndicat, qui refusait de travailler sur des échafaudages en bambou à une telle hauteur. Certains s’étaient interrogés aussi sur l’affaissement certes minime mais inexorable du sous-sol de la péninsule. Ne rencontrant pas d’échos, les questionnements s’espacèrent avant de cesser. Les revues d’architecture, de photographie, les magazines de design, les sites de voyage s’emplirent des lignes étincelantes de la Baie de K.
Personne – en dehors des trois intéressés – ne savait qu’un accord scellé entre Liú Cheng, Jiàn Siu Dominic et le Major W.M., avait conduit à la promulgation de la fameuse loi Bâti Harmonieux (traduction google) valable jusqu’en 2075 et interdisant sur tout le territoire de K. la construction de tours dépassant quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres. Et hormis le Major W.M. qui les avait réconciliés, personne ne connaissait non plus l’âpreté du différend qui avait opposé durant deux ans le jeune Liú Cheng au puissant Jiàn Siu Dominic au sujet de la hauteur de leurs tours respectives, Jiàn Siu Dominic ne pouvant concevoir que sa tour dominant Central de ses quatre cent quatre-vingt-seize mètres soit bientôt supplantée par celle de la South Bay Union du nouveau tycoon de K., le tout juste trentenaire Liú Cheng. Avant que le conflit ne s’envenime, le Major W.M. usant de toute son influence, était parvenu à instaurer un début de dialogue entre les deux protagonistes et avait fini par leur proposer une solution satisfaisant l’orgueil des deux parties : la tour de Jiàn Siu Dominic resterait la plus haute tout en étant légèrement dominée par celle de Liú Cheng, bâtie sur une légère surélévation de terrain. Au moment de conclure leur accord, les deux hommes avaient déjà cessé les hostilités, ayant mesuré depuis quelques temps l’intérêt de s’associer plutôt que de se combattre. Chacun était entré au conseil d’administration de la compagnie de l’autre, on peut même dire qu’une sorte d’affection les rapprochait, Liú Cheng laissant son nouveau mentor le prendre sous son aile pour le conseiller.
Aujourd’hui seuls les dirigeants du Consortium urbain de K. savent que des poches vides dont les voutes s’effritent dangereusement ont été récemment découvertes dans le sous-sol de la péninsule et qu’elles menacent à plus ou moins long terme la stabilité et même l’existence de la Skyline. Après de nouvelles explorations, le Consortium a tiré la sonnette d’alarme et invité en urgence une quinzaine d’architectes du monde entier au prétexte d’une réflexion sur la consommation énergétique des tours. Ainsi ce matin, a débarqué à K. parmi le flot de passagers du ferry en provenance de Hainan, une architecte réputée, femme talentueuse et réservée, qui vient rejoindre ses confrères arrivés par avion la veille. Elle a évidemment respecté la clause de confidentialité imposée par le Consortium et ni son compagnon ni a fortiori le voyageur avec lequel ils ont dîné deux jours plus tôt ne connaissent la véritable raison de son séjour à K.
Lorsqu’ils descendent sur le quai où le ferry a accosté quelques minutes auparavant, les passagers ignorent que le lieu a été évacué un quart d’heure plus tôt. Des dockers du port industriel voisin s’étaient rassemblés en petits groupes, peu nombreux mais trop vindicatifs au goût des autorités portuaires qui ne voulaient pas les laisser déployer leur longue banderole devant des touristes étrangers. Un professeur de littérature étrangère et son petit groupe d’étudiants ont eux-aussi été priés assez sèchement de quitter le quai au prétexte qu’ils pouvaient gêner le débarquement des passagers et de leurs bagages. Une étudiante qui s’indignait du manque d’égards réservé à son professeur, d’un âge vénérable, a été retenue quelques instants au poste de contrôle. Puis le professeur et les étudiants sont montés sur le remblai pour assister à la manœuvre et à l’accostage du navire.
Elle a donc coché la case Tourisme sur le formulaire d’entrée sur le territoire qu’elle tend avec son passeport à un officier de sécurité. Elle serait peut-être surprise d’apprendre que cet homme qui lui demande des précisions sur son séjour à K. ne quitte jamais la veste de son uniforme quand il travaille, y compris quand le thermomètre dépasse les trente-cinq degrés Celsius dans la guérite mal climatisée où il officie. Malgré la chaleur et parfois l’ironie de ses collègues, il garde sa veste en toutes circonstances pour ne pas risquer que soit deviné sur son dos à travers la trame légère de sa chemise blanche règlementaire le tatouage signature de la triade K10, une immense aile noire striée que bordent des serres luisant d’un rouge poisseux.
Découverte de cette Skyline de K. avec cette L #2 – du coup, je suis remontée sans traîner vers la #1 😉 ressenti très net qu’un contexte se met en place, que l’on « avance vers » ; vers où, vers quoi ? je suis bien impatiente de le savoir !
Merci beaucoup Christiane pour votre passage et votre envie de lire la suite. Je ne sais pas où ça va aller. Je travaille déjà sur cet univers de K. dans un projet au long cours, et je l’approfondis dans notre atelier d’été. Par contre, aucune idée de l’histoire qui va peut-être se développer ici…
Rétroliens : #L1 | Il arrive, c’est le matin – Tiers Livre, explorations écriture