Opération du corps compact d'un texte sur lequel j'ai buté cet été #L2 Ce qu’il ignore, l'impression d'avoir percuté un mur que j’ai moi-même bâti, sans vraiment pouvoir poursuivre ensuite le cycle Faire un livre comme je l'aurais souhaité. Voici deux copies-réécritures en ordre antéchronologique, comme pour m’éloigner plus encore de la première mouture. Il y aura peut-être une autre recopie-réécriture. Rien ne dit que je garderai ce texte dans mon projet, mais c'est un soulagement de l'avoir un peu allégé, fissuré.
Copie-réécriture 2. (en gras, le texte ajouté).
Avec ses tours qui culminent entre trois cent cinquante et quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres au-dessus du niveau de la mer, la Skyline de K. est loin d’être la plus haute du monde. Au début du XXIème siècle, les magnats des industries financières et numériques qui siégeaient à K. avaient cessé leur surenchère face aux autres Skylines du monde. L’érection de la tour Burj Khalifa à Dubaï puis de la tour Djeddah en Arabie Saoudite les avait sidérés. Une partie du monde avait changé d’échelle et eux se trouvaient… ils ne l’auraient jamais avoué, ou peut-être juste entre eux, mais ils se sentaient dépassés, complètement dépassés… tout en percevant aussi la fatuité de cette course vers le ciel, sa vanité. Très vite, les autorités territoriales de K. avaient promulgué une nouvelle loi de programmation urbaine interdisant la construction d’édifices d’une hauteur supérieure à quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres, soit la hauteur de Central Harbour, la tour de la South Bay Union. La notion d’harmonie prévaudrait désormais pour le développement de K. Une version contemporaine du Feng Shui – suffisamment simplifiée pour être reprise par différents médias y compris occidentaux – a nourri la promotion de cette approche qui tournait délibérément le dos à la course effrénée vers le ciel que menaient d’autres mégapoles. La critique esthétique des autres Skylines ne fut pas frontale, à peine fut-il suggéré dans quelques revues qu’une tour dépassant de plus d’une centaine de mètres les gratte-ciels l’avoisinant avait quelque chose d’incongru et pouvait rompre la cohérence d’un ensemble urbain. Une jeune pigiste qui avait osé l’expression « héron du Golfe » à propos de la tour Burj Khalifa fut immédiatement censurée et avertie qu’un deuxième écart de langage lui vaudrait la cessation de sa collaboration avec la revue d’architecture qui faisait appel à ses services. Peu à peu l’idée s’est imposée que l’harmonie de la Skyline de K. était exceptionnelle, que le miroitement de ses gratte-ciels à la nuit tombée était un enchantement inouï, absolument unique. Quelques langues acerbes avaient questionné la sagesse subitement professée par les autorités de K. Quelle réalité moins glorieuse voulait-elle masquer : une histoire de corruption ? le coût exorbitant des nouvelles tours ? l’aberrante consommation énergétique de tels édifices ? sans oublier la constitution d’une amicale des ouvriers du bâtiment qui refusait de travailler sur des échafaudages en bambou à une telle hauteur, refusant de travailler sur des échafaudages en bambou au-delà de quatre cents mètres de hauteur, compromettait l’extension de K. en direction du ciel. Des peintures fluorescentes figurant des jaguars et des dragons aux yeux exorbités jonchèrent alors les trottoirs de K. accompagnées d’inscriptions obscures : Sagesse Captive, Harmonie qui nous étouffe, Scintillement Trompe-l’œil, Ébloui ou aveuglé ? Tours de vice. Des messages sibyllins qui cependant fâchèrent les autorités de K. Deux journalistes qui voulurent interroger le collectif d’artistes qui avait répandu ces inscriptions trouvèrent leur atelier près de Long Mercy Camp entièrement vidé et nettoyé cinq jours à peine après l’apparition des premiers tags. Ils n’eurent pas plus de succès en voulant contacter les personnes qui avaient questionné la nouvelle politique urbaine de K. sur les réseaux où leurs comptes venaient d’être désactivés. Sans écho les questionnements cessèrent. Les revues d’architecture, de photographie, les magazines de design, les sites de voyage s’emplirent des lignes étincelantes de la Baie de K.
Un accord secret entre Liú Cheng, Jiàn Siu Dominic et le Major W.M. avait conduit à la promulgation de la fameuse loi Bâti Harmonieux, ayant effet jusqu’en 2075 et interdisant sur tout le territoire de K. la construction de tours dépassant quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres. Un tel accord aurait été inconcevable deux ans plus tôt vu l’âpreté du différend qui opposait le jeune Liú Cheng au puissant Jiàn Siu Dominic au sujet de la hauteur de leur tour respective, Jiàn Siu Dominic ne pouvant admettre que sa tour dominant Central de ses quatre cent quatre-vingt-seize mètres soit bientôt supplantée par celle de la South Bay Union du nouveau tycoon de K., le tout juste trentenaire Liú Cheng. Avant que le conflit ne s’envenime, le Major W.M. usant de toute son influence était parvenu à instaurer un début de dialogue entre les deux protagonistes et avait pu leur proposer quelques mois plus tard une solution satisfaisant l’orgueil des deux parties : la tour de Jiàn Siu Dominic resterait la plus haute – en valeur absolue – tout en étant légèrement dominée par celle de Liú Cheng, bâtie sur une petite surélévation du terrain. Au moment de conclure l’accord, les anciens rivaux n’étaient plus des adversaires s’inclinant devant l’autorité supérieure que représentait encore le Major W.M. Les hostilités avaient cessé depuis un moment déjà, les deux hommes mesurant l’intérêt de s’associer au lieu de se combattre. Chacun était entré au conseil d’administration de la compagnie de l’autre. Selon certains, une sorte d’affection les rapprochait désormais, Liú Cheng laissant son nouveau mentor le prendre sous son aile pour le conseiller.
Des poches vides dont les voûtes s’effritent dangereusement viennent d’être découvertes dans le sous-sol de la péninsule. Leur étendue, précisément mesurée lors d’une toute récente exploration, menace la stabilité et même l’existence de la Skyline. Seuls le Major W.M., Jiàn Siu Dominic, Liú Cheng et une quatrième personne dont je ne peux révéler l’identité, connaissent la gravité de la situation. Ne paniquons pas. Ils se sont réunis dans le bureau du Major. Mais est-il encore temps d’agir ? Ils revoient l’animation 3D préparée par deux ingénieurs. Il faudrait l’avis d’experts indépendants, il y en a trop peu ici… tous tellement impliqués dans l’attribution des marchés… Il faudrait faire appel aux meilleurs spécialistes internationaux… Commence alors le recensement des cabinets d’architectes spécialisés dans les Skylines, des experts de fondations délicates, de soutènements improbables. Le surlendemain le Major W.M. réunit le Consortium Urbain de K. au prétexte d’engager rapidement une réflexion approfondie sur la consommation énergétique des tours avec l’appui de spécialistes internationaux. Plusieurs membres sont réticents, ils ne comprennent pas pourquoi cette réflexion serait si urgente ni la nécessité de faire appel à des spécialistes internationaux. Mais les arguments de Liú Cheng et l’appui de la quatrième personne entraînent l’adhésion savamment orchestrée de Jiàn Siu Dominic qui fait basculer la majorité du Consortium. Le Major W.M. suggère la constitution d’une petite commission composée de Jiàn Siu Dominic, Liú Cheng et de lui-même pour mener les travaux et décharger les six autres membres du Consortium de cette tâche. Dans les deux semaines qui suivent une quinzaine d’architectes du monde entier acceptent l’invitation du Consortium. Ainsi ce matin, a débarqué à K. parmi le flot des passagers en provenance de Hainan une architecte réputée, femme talentueuse, un peu secrète, qui vient rejoindre ses collègues arrivés la veille par avion. Elle a évidemment respecté la clause de confidentialité imposée par le Consortium et ni son compagnon ni a fortiori le voyageur avec lequel ils ont dîné deux jours plus tôt ne connaissent la raison de sa venue à K. Sur le formulaire d’entrée sur le territoire qu’elle tend avec son passeport à un officier de sécurité, elle a coché la case Tourisme. Elle serait sans doute surprise d’apprendre que l’homme qui la fixe d’un regard inexpressif en lui demandant des précisions sur son séjour Vous êtes bien architecte ? ne quitte jamais la veste de son uniforme quand il travaille, y compris quand la température dépasse les trente degrés Celsius dans la guérite mal climatisée où il officie. Malgré la chaleur et parfois l’ironie de ses collègues, il garde sa veste en toutes circonstances pour ne pas risquer que soit deviné sur son dos à travers la trame légère de sa chemise blanche règlementaire le tatouage signature de la triade K10, une immense aile noire striée que bordent des serres luisant d’un rouge poisseux.
Copie-réécriture 1. La première phase a consisté avant tout à supprimer les références explicites à la consigne (« ce qu’il ignore » , « personne ne sait », etc.) et autres lourdeurs… Alléger les appuis.
Avec ses tours qui culminent entre trois cent cinquante et quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres au-dessus du niveau de la mer, la Skyline de K. est loin d’être la plus haute du monde. Cela il le sait, tout le monde le sait. Au début du XXIème siècle, les magnats des industries financières et numériques dont le siège est établi qui siégeaient à K. avaient déjà ralenti cessé leur surenchère face à d’autres Skyline du monde. L’érection de la tour Burj Khalifa à Dubaï puis de la tour Djeddah en Arabie Saoudite les avait sidérés. Une partie du monde avait changé d’échelle et ils se trouvaient dépassés, presque idiots. Mais ils percevaient aussi la fatuité de cette course vers le ciel, sa vanité. Très vite les autorités territoriales de K. promulguèrent une nouvelle loi de programmation urbaine interdisant la construction d’édifices d’une hauteur supérieure à quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres, soit la hauteur de Central Harbour, la tour de la South Bay Union. La notion d’harmonie prévaudrait désormais pour le développement ultérieur de K. Une version contemporaine du Feng Shui – très suffisamment simplifiée et reprise par différents media y compris occidentaux – a nourri une la promotion relativement subtile de cette approche aux dépens de la course effrénée à l’altitude que menaient d’autres mégapoles. La critique esthétique des autres Skyline ne fut pas frontale, rarement fut exprimée directement l’opinion à peine suggéra-t-on qu’une tour surpassant de loin les buildings l’avoisinant manquait d’élégance ou avait quelque chose d’incongru et pouvait rompre la cohérence d’un ensemble urbain. Mais peu à peu l’idée s’est imposée que la Skyline de K. était exceptionnelle, que le miroitement de ses gratte-ciels sur l’eau de la Baie la nuit tombée était un enchantement inouï, absolument unique. Quelques langues acerbes avaient questionné la sagesse subitement professée par les autorités de K., se demandant quelle réalité elle pouvait bien vouloir masquer : une histoire de corruption ? le coût exorbitant des nouvelles tours ? l’aberrante consommation énergétique de tels édifices ? Sans oublier la constitution d’une amicale d’ouvriers du bâtiment, ressemblant de plus en plus à un syndicat, qui refusait de travailler sur des échafaudages en bambou à une telle hauteur. Certains s’étaient interrogés aussi sur l’affaissement certes minime mais inexorable du sous-sol de la péninsule. Ne rencontrant pas d’échos, les questionnements s’espacèrent avant de cesser. Les revues d’architecture, de photographie, les magazines de design, les sites de voyage s’emplirent des lignes étincelantes de la Baie de K.
Personne – en dehors des trois intéressés – ne savait qu’un accord scellé entre Liú Cheng, Jiàn Siu Dominic et le Major W.M., avait conduit à la promulgation de la fameuse loi Bâti Harmonieux (traduction google) valable jusqu’en 2075 et interdisant sur tout le territoire de K. la construction de tours dépassant quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mètres. Et hormis le Major W.M. qui les avait réconciliés, personne ne connaissait non plus Un tel accord aurait été inconcevable deux ans plus tôt vu l’âpreté du différend qui avait opposé durant deux ans opposait le jeune Liú Cheng au puissant Jiàn Siu Dominic au sujet de la hauteur de leur tour respective, Jiàn Siu Dominic ne pouvant concevoir que sa tour dominant Central de ses quatre cent quatre-vingt-seize mètres soit bientôt supplantée par celle de la South Bay Union du nouveau tycoon de K., le tout juste trentenaire Liú Cheng. Avant que le conflit ne s’envenime, le Major W.M. usant de toute son influence, était parvenu à instaurer un début de dialogue entre les deux protagonistes et avait fini par leur proposer une solution satisfaisant l’orgueil des deux parties : la tour de Jiàn Siu Dominic resterait la plus haute tout en étant légèrement dominée par celle de Liú Cheng, bâtie sur une légère surélévation de terrain. Au moment de conclure leur accord, les deux hommes avaient déjà cessé les hostilités depuis plusieurs mois, ayant mesuré l’intérêt de s’associer plutôt que de se combattre. Chacun était entré au conseil d’administration de la compagnie de l’autre, on peut même dire qu’une sorte d’affection les rapprochait, Liú Cheng laissant son nouveau mentor le prendre sous son aile pour le conseiller.
Aujourd’hui seuls les dirigeants du Consortium urbain de K. savent que d Des poches vides dont les voutes s’effritent dangereusement ont été récemment découvertes dans le sous-sol de la péninsule. Leur largeur, leur profondeur et qu’elles menacent à plus ou moins long terme la stabilité et même l’existence de la Skyline. Après de nouvelles explorations, le Consortium a tiré la sonnette d’alarme et invité en urgence une quinzaine d’architectes du monde entier au prétexte d’une réflexion sur la consommation énergétique des tours. Seuls le Major W.M., Jiàn Siu Dominic, Liú Cheng et un quatrième homme dont je ne peux révéler l’identité connaissent la gravité de la situation. Ils ont convaincu le Consortium urbain de K. de mener une réflexion approfondie sur la consommation énergétique des tours et sur ce prétexte d’inviter en urgence une quinzaine d’architectes du monde entier. Ainsi ce matin, a débarqué à K. parmi le flot de passagers du ferry en provenance de Hainan, une architecte réputée, femme talentueuse et réservée, qui vient rejoindre ses confrères arrivés par avion la veille. Elle a évidemment respecté la clause de confidentialité imposée par le Consortium et ni son compagnon ni a fortiori le voyageur avec lequel ils ont dîné deux jours plus tôt ne connaissent la véritable raison de son séjour à K.
En recopiant, le paragraphe suivant m’est apparu inutile ou insuffisamment développé. Je le supprime.
Lorsqu’ils descendent sur le quai où le ferry a accosté quelques minutes auparavant, les passagers ignorent que le lieu a été évacué un quart d’heure plus tôt. Des dockers du port industriel voisin s’étaient rassemblés en petits groupes, peu nombreux mais trop vindicatifs au goût des autorités portuaires qui ne voulaient pas les laisser déployer leur longue banderole devant des touristes étrangers. Un professeur de littérature étrangère et son petit groupe d’étudiants ont eux-aussi été priés assez sèchement de quitter le quai au prétexte qu’ils pouvaient gêner le débarquement des passagers et de leurs bagages. Une étudiante qui s’indignait du manque d’égards réservé à son professeur, d’un âge vénérable, a été retenue quelques instants au poste de contrôle. Puis le professeur et les étudiants sont montés sur le remblai pour assister à la manœuvre et à l’accostage du navire.
Elle a donc coché la case Tourisme sur le formulaire d’entrée sur le territoire qu’elle tend avec son passeport à un officier de sécurité, elle a coché la case Tourisme. Elle serait peut-être surprise d’apprendre que l’homme inexpressif qui lui demande des précisions sur son séjour à K. ne quitte jamais la veste de son uniforme quand il travaille, y compris quand le thermomètre dépasse les trente-cinq degrés Celsius dans la guérite mal climatisée où il officie. Malgré la chaleur et parfois l’ironie de ses collègues, il garde sa veste en toutes circonstances pour ne pas risquer que soit deviné sur son dos à travers la trame légère de sa chemise blanche règlementaire le tatouage signature de la triade K10, une immense aile noire striée que bordent des serres luisant d’un rouge poisseux. (Note : ce paragraphe sera directement lié au précédent.)
J’ai trouvé très intéressant, très instructif ces réécritures et leurs commentaires notamment ce qui fait référence à la consigne (ce qu’il ignore, personne ne sait). J’aurais aimé pouvoir en faire autant. Merci
Merci pour votre lecture et votre écho.
oui, le processus d’ampliation, et presque aussi – sinon d’abstraction – d’un au-delà de la simple figuration (strate plus souterraine ?) est amorcé, il faut conserver intérieurement cette capacité d’ampleur pour les prochains textes
Ampliation, beau mot qui ne m’est pas familier… oui sans doute fécond de poursuivre ce processus. Merci.