La part de rêve qui s’attache aux échecs, il se demande ce que cela veut dire. Cela sonne bien et pour lui c’est profond, ce n’est pas qu’une phrase. Face à un échec, il y a toujours eu un projet, des espoirs. Quelqu’un a rêvé ces canaux, ces escaliers, ces bâtiments. Il rêvé grand, majestueux. Il ne voit pas les vestiges, mais le rêve. Un rêve de liberté, de beauté, de solitude. Un rêve fracassé ou lentement abandonné ? Un rêve impossible et fou ou bien un rêve raisonnable qui s’est heurté à l’effondrement des cours du sucre, à l’absence de crédit, à la désaffection des travailleurs, aux trop fortes pluies, à la maladie, à la malchance ? Le vaudois des terres noyées qui était venu de son canton suisse pour mettre en valeur ces savanes, il y croyait ! Comme le grand-père au Tonkin !
La part de rêve qui s’attache aux échecs, une phrase nominale sans verbe. Il est dans le songe pas dans l’action, un songe qui traîne avec lui du réel qui n’est pas advenu, ou qui s’est effondré s’il est advenu. Il s’étonne de ne ressentir aucune nostalgie. Le grand-père non plus n’en ressentait pas. Un homme d’action arrêté par le tour qu’avaient pris les choses, ni par la fatigue ni par le découragement. Il aurait recommencé si le monde avait tourné autrement. D’ailleurs n’était-ce pas un peu recommencer que de s’installer dans les Albères ? Inlassablement pour agir sur le monde, le transformer et contempler son œuvre une fois achevée. Peut-être ne faisait-il plus la différence à la fin entre sa ferme du Tonkin et sa maison dans les Albères, toutes deux soumises au même arrêt du destin ? Il n’avait pas failli, ni ne s’était découragé, le cours du monde avait changé, des forces plus grandes l’avait agi. Il en tirait une sorte de sagesse prométhéenne.
Il pense à l’incipit de Karen Blixen qu’il a lu après avoir vu le film « J’ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l’Équateur passait dans les montagnes à vingt-cinq milles au Nord ; mais nous étions à deux mille mètres d’altitude. Au milieu de la journée, nous avions l’impression d’être tout près du soleil, alors que les après-midi et les soirées étaient frais et les nuits froides. » Posséder une ferme au pied du Ngong, une plantation à Bac Giang ou une habitation à Kaw, posséder un morceau du monde, c’est bien cela qui animait le grand-père. Posséder un morceau du monde, un morceau de la beauté du monde. Le cultiver, en tirer un profit n’était même pas le vrai but de l’aventure. Il ne sait pas, il ne saura jamais, lui qui est si éloigné de l’idée d’immobilité qu’implique la possession.
Posséder non, mais faire naître tant de choses d’une seule phrase, voilà ce qui l’attire. Ce soir, il essaiera d’écrire comment cette visite avec les archéologues l’a replongé dans son enfance et les souvenirs de ce grand-père qu’il n’a pas vraiment bien connu.