Tu me demandes de te raconter cette époque-là mais c’est loin, tu sais, c’est loin et ce n’est pas que ça ne me plaise pas, tu vois, j’aime parler avec toi
j’aime parler avec toi
toi qui ? j’avais à sortir et arriver quelque part, j’ai commencé par trébucher, j’avais des choses à raconter peut-être bien, de la façon la plus claire limpide simple fluide prenante possible mais non – tu remarqueras qu’il n’y a pas de tirets, il n’y a pas de parenthèses mais les parenthèses existent toujours, souvent on ne les perçoit pas simplement
mais c’est aussi essayer de remettre en place des souvenirs et c’est toujours aussi une manière de se tromper, de revêtir la réalité d’une couche de mots, traîtres et faux
c’est pesant comme le sac, cette affaire de parenthèses (l’un de ses amants à elle l’avait séduite par un « mettons que ce soit une parenthèse » – c’est une autre histoire, mais puisque tu me le demandes (ça donne envie de gerber, cette façon de dénier une importance quelconque à l’amour juste histoire d’en profiter, tirer un coup juste comme ça dit le parler populaire, histoire d’hygiène, le truc de Cargo de nuit « deux nuits pour se vider », c’est élégant hein, un moment une partie de jambes en l’air plonger dans le stupre et la fornication disait le poète… hein ? Oui). Une jeune fille pose les questions et répond le vieil homme, avec douceur parce que les enfants ont cette sensibilité toute proche de la naïveté qui leur fait prendre pour vraie n’importe quelle parole (ils ne doutent de rien) – c’est à un enfant qu’il s’adresse – nous sommes, tous, avons été resterons des enfants – il se peut qu’il soit assis devant une fenêtre ouverte sur une rue portant le nom d’une capitale d’Amérique, fort peu passante, surtout à cette heure-là, dans la poche gauche de son gilet une petite boîte d’argent de laquelle le tabac se prise – il fait chaud, deux heures l’après midi ? j’aime parler avec toi – Combien de temps dure la lecture d’un livre ? Et son écriture ? Est-ce qu’il faut oublier ? Se souvenir n’est-ce pas se leurrer ? Un peu comme la pipe de Duchamp ceci n’est pas un souvenir, c’est la réalité de ce que je vais dire alors tu me demandes, oui et je te dis une espèce de vérité, fausse et trahissant la vérité des choses parce que, parfois, ces choses-là ne sont pas si éblouissantes que ce soleil qui tombe dans la rue et abat sa lumière sur tout ce qui bouge, mais rien ne bouge, rien ne bouge plus, regarde bien petit, regarde bien disait Brel, alors le choix de ce moment-là est arrivé à cause de la glissade, il faut bien qu’il arrive quelque chose, sur la plaine là-bas, non, ce n’est pas mon frère son cheval aurait bu – non, les chansons je ne sais pas, mais il y avait au début de leur histoire cette façon de participer à un groupe de chansons plus ou moins folkloriques on y chantait sans doute comme chez les scouts « nous irons un jour à Valparaiso feras-tu la route avec moi ? » – je n’avais rien de spécial à faire, je frappais des tablas je n’avais pas appris à placer mes doigts juste au dessus des frettes de la guitare, je n’étais pas de ce groupe, je n’étais pas de cette classe sans doute, quelques années auparavant dans une autre ville – il y avait les chansons, depuis si longtemps, il y aura le cinéma mais il y était déjà, allait-on voir quelque film ? Plus ensuite, à cette époque-là peut-être, à la cinémathèque de l’avenue Albert de Mun (Trocadéro un franc la place) avant de faire des études de cinéma, le passage d’août sept sept aussi, il faut que je te dise, il faut que je te raconte Compiègne, Desnos, Aragon, la pochette de disque dorée, la chambre aux Invalides, les deux lits blancs couverts de bleu, la moquette et le fauteuil, la télévision sur le sol, il faut que je te raconte aussi
j’aime te parler, j’aime avec toi qui m’écoute
des faux souvenirs, jamais tout à fait faux mais avec une image du vrai, c’était sans intention préalable mais c’est quand même venu cette histoire de retour, il présumait un aller mais non, il n’y a jamais eu qu’un aller – le retour une année après la mort de ton père, oui, dans ce palace quelques années plus tard avec elle, le bonbon sous l’oreiller du lit entr’ouvert, les photos au bord de la piscine pour montrer que des blancs viennent ici aussi, oui peut-être puis à nouveau encore une fois pour l’avocat, une autre encore (cette fois-là, c’était avec ton amie) que tes filles voient la maison, la ville, le bord de mer, là où tu es né mais ils ont enlevé les rochers de la plage comme ils ont enlevé la plage – une route de béton la recouvre, la route est en impasse, des motos de l’armée stationnent là, le palais du président
il vient de nommer une femme premier ministre
j’aime parler avec toi
je revois, tu sais, je revois cette date-là, je reviens de croiser une plaque, soixante-seize il n’y a pas un mois, sur un mur à l’entrée du chemin (on dit une creuze) qui montait à la maison, le juge Coco assassiné en juin (une ordure, certes, mais est-ce suffisant ?) je me remémore cette façon que j’avais de penser (en écrivant Morna) (je vais reprendre Morna) – non finalement garder Norma – ce plaisir qu’il y aurait à vivre (vivre : manger, boire, se lever se laver se vêtir pisser déféquer, sans autre forme de procès que celui qui aurait lieu une fois le forfait commis : c’est que je suis un vieil homme maintenant – pas encore un vieillard comme ceux qui à mon âge étaient nés au début du siècle – mais un vieil homme quand même) (je me souviens de mes dents, de mon embonpoint et des taches qui apparaissent sur ma peau, je me souviens de celle que j’ai depuis que je suis né, la tache que j’ai dans le dos (elle a ce nom d’ailleurs « de naissance »), de celles qui apparaissent sur mes mains, des rides qui se creusent, de mes poumons aux trois quarts de leur capacité – la petite armoire vitrée dans laquelle me fit entrer le médecin pour calculer cette capacité) qu’ai-je à perdre ? un honneur, une âme, la dignité de ne pas enfreindre les commandements ? Souviens-toi le petit taureau Nougaro chantait « il se peut que je couve un Igor Stravinski », tu te souviens ? Eh bien moi aussi, je couve quelque chose ces plaques, ces boutons, ces trucs qui grattent rouges – un crabe de la peau – ça doit bien exister – j’ai encore dévié, tu vois
mais j’aime parler avec toi
à quatre ans de là ton père était mort, maladie hôpital Cochin pas revu depuis ce matin-là où tu t’en es allé, la voiture à sept heures du matin (ah non, la marque non) , monsieur M. au volant souriant cheveux humide moustache (moustache ?) on allait travailler, une petite ville vingt kilomètres de là un dépôt le kardex les pneus les camions les tripes à midi – un jour un vol, on ouvrait les armoires-vestiaires des employés ferraille dans les kakis – quelques dizaines de bouteilles (et après qu’est-ce que ça peut faire le travail il est fait ou non ?) les sourires les blagues l’éponge et le coup de torchon qu’on passe (c’est le règlement, tu auras un blâme je suis obligé disait monsieur M. à ce type cheveux gris ondulés en bleu qui se tordait la bouche) – tu n’as pas détesté ça, moins que l’usine en tout cas
c’est le début, regarde bien petit, regarde bien
Que j’aime tes écrits Piero – C’est bon de rencontrer quelqu’un à travers ses mots avant le visage – Bravo et merci pour ceux-là. Bien à toi.
tant mieux – merci à toi Clarence