En songeant à Aragon dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, je choisis ma toute première phrase et je m’approche d’elle :
Le temps est lourd, poisseux, le ciel laiteux
Phrase brève, phrase d’incipit ou phrase seuil, porte d’entrée étroite. — Incipit vient du verbe latin incipere et signifie il commence —. Phrase chargée de sens, de dérisoire ? Phrase initiatrice ? Quelle orientation va être choisie ? Rien n’est fixé d’avance, prémédité, me fait penser à l’arrivée à un carrefour, quelle voie sera suivie, du bien, du mal, de leur assemblage. Vers quel imaginaire ouvre-t-elle ? Des sensations sont convoquées, les épaules s’abaissent, l’humidité collante imprègne vêtements et os, la phrase entre dans la peau. Je sais peu de ce personnage qui s’apprête à quitter la maison. Le temps est lourd, poisseux, le ciel laiteux. En lecture à haute voix très rapide j’entends poissonneux à la place de poisseux. Je vois un ciel blanc, nourricier et des poissons volants qui s’y désaltèrent. La phrase se métamorphose. Le temps est lourd, poisseux, le ciel laiteux. Une phrase est un acte, un acte de langage qui comme tout acte peut être clair, univoque ou ambigu. Ici la phrase est simple, ordinaire, réservée, mais elle voudrait laisser entendre plus que ce qu’elle dit. Le poids des mots, ambiguïté du temps, temps climatique et temps dans sa durée, temps d’un côté, ciel au bout, certes laiteux, non transparent mais tout de même au-dessus de la tête, tremblant peut-être d’espoir. Ciel laiteux, ciel nourricier. Le temps est lourd, poisseux, le ciel laiteux. Cette phrase semble claire. Pourtant dans cet acte une intention se love, le lecteur et même l’auteur ne s’en rendent pas compte immédiatement. La phrase situe la fiction dans une atmosphère lourde qui est comme une annonce, comme une métaphore de l’état intérieur du personnage à cet instant. Je voudrais montrer comment cette phrase définit l’air de rien la gangue épaisse, pesante, collante qui entoure cette femme sur le point de partir. Elle révèle ses doutes, ses interrogations mais en même temps sa décision embrouillée de s’en libérer d’où l’image du ciel au-dessus de sa tête. Le temps est lourd, poisseux, le ciel laiteux. Une fois écrite, la phrase semble avoir capté comme une vibration. Choix d’un rythme ternaire, réflexe rhétorique qui me plaît. Le temps est lourd, poisseux, le ciel laiteux. Jeu de sonorités, allitération en — l —, créent une atmosphère onirique, calme (du moins en apparence) et — s —, un souffle, un bruissement, et l’assonance en — eu — un son un peu étouffé, fait ressentir une inquiétude, une mélancolie, voire une plainte, l’allitération en — t —, dans temps et laiteux, apporte une certaine dureté, une colère peut-être. Le temps est lourd, poisseux, le ciel laiteux où navigue mon araignée mentale depuis ce point de départ, cette porte ouverte ?
la phrase devient leitmotiv et on visualise ce ciel, on ressent son laiteux, son opacité, sa lourdeur et même toute l’inquiétude du personnage qu’il reflète
une belle invitation à naviguer…
merci Françoise pour ton passage et ta lecture.j’attends le bon vent pour poursuivre la navigation !