Je ne sais plus où se trouve cette phrase dans le gros manuscrit. D’ailleurs je ne savais plus comment choisir celle-ci ou celle-là parmi les 220 pages, quand toutes demandent à cor et à cri d’être relues, retravaillées, réexaminées, remodelées, rhabillées pour l’hiver, mises au goût de la saison… J’ai demandé à une âme charitable, mais qui préfèrera sans doute le titre de pauvre hère, au moins pour la rime, de me piocher quelque chose dans sa lecture, puisqu’il s’y est attelé avec vaillance. Il a sorti : On dirait une serrure, dans un souffle.
À vue de nez, j’aurais dit : c’est bien une phrase du bâtiment Sérail et non du Voyage d’Osmin. Elle doit être pendue au trousseau de clés du Cliquetis. J’avais faux dans mon propre corpus et ça pose la question intéressante : une fois qu’une table des matières est établie pour dégager la vue, comment rester familière du détail quand il dépasse les 200 pages et qu’on s’approche de la cinquantaine ? J’ai eu, un jour qui a duré presque trente années, une mémoire de phénomène, mais j’en ai eu vingt autres pour observer le relâchement. En cet automne 21, j’ai un sens géographique de mon texte. Je m’en accommode assez bien, parce qu’il succède à une longue période d’affres : peur de perdre mes textes écrits sur un temps (trop ?) long, traitant de (trop ?) de sujets différents, développés par (trop ?) de narrateurs et narratrices. Vu d’ici, je pense que j’avais surtout peur de me perdre dans mon texte, c’est-à-dire que c’était mon désir le plus profond et quand je m’y suis abandonnée (vautrée ?) eh bien l’heure de la table des matières à sonner son petit gong et tout est entré dans une sorte d’ordre sans dureté, malléable, fonctionnel et inspirant. Bref, pomme f et je localise illico : On dirait une serrure, dans un souffle
Je l’ai écrite en janvier 2019, dans un café de Reims. Il faisait froid et gris. Si je me concentre, je dois pouvoir retrouver la date exacte : on donnait le soir la dernière de ma mise en scène de L’Enlèvement au Sérail. Les interprètes, les techniciens, les maîtres.ses d’œuvres étaient dans une grande peine de se séparer après plus d’un an d’aventure véritablement initiatique pour nous tout.es. Moi pas. Cela faisait plusieurs mois déjà que je me répétais doucement : J’ai seule la clef de cette parade sauvage.Et je savais comment toujours retourner à cette maison-mère, à ce refuge, à ce secret. Il me suffisait de l’écrire. Ce jour-là, j’ai donc écrit Une des Fins, comme ce roi qui se fait tatouer au front le signe de la folie ainsi qu’à son ministre pour toujours savoir à quoi s’en tenir quand la famine (manque, pénurie) aura rendu tout le monde cinglé. Le texte est venu dans son mystère et la phrase la plus énigmatique en est probablement : On dirait une serrure, dans un souffle
J’estime le « On » tant décrié. Il est le seul pronom à tenter une telle neutralité qu’il est à la fois singulier et pluriel. Il est lui-même un souffle à l’oreille, une rumeur, au point de s’être fait substantiver, puisqu’un on-dit vaut pour un bruit, un bruit de couloir, un bruit d’antichambre, un bruit de palais, ce qui est l’autre mot pour Sérail. Onest encore pour moi celui que prend Bauchau pour tenter de dire la grande psychose dans l’Enfant bleu : on ne sait pas moi madame. On est alors l’endroit où tout est terriblement réel, tout est légende qu’on touche du doigt, qui est le doigt, le bras, tout le corps et la tête dedans. On est aussi le chœur des petites voix et dans cette foule de mes narrateurs, de mes conteuses, la collégialité et l’égrégore. Il est tant espéré le moment où « ça s’écrit », où je n’ai plus rien à voir avec ce qui se passe, ou plutôt tout à voir, mais plus rien à faire, à peine je tiens le stylo quand je regarde l’écriture de mes carnets qui part parfois toute seule dans une calligraphie sans plus d’armatures. On dirait, c’est la chevillette qui tire tous les contes, tous les jeux après elle. Joue avec moi : On dirait une serrure, dans un souffle
C’est une phrase très limite. Elle est au maximum de l’équivoque signifiante, du vers. Le lourd de la serrure, son froid métal, son immobilisme et celui auquel elle contraint — le Sérail est aussi un lieu clos, une prison — après la virgule se fait cueillir par ce qu’il y a de plus immatériel après la lumière, de plus volatile. Leur première consonne commune ouvre en grand le jeu des 7 différences. Au R répété répond le double f, un fortissimo pour un râle. Le U dur et nu se fait broder par la voyelle profonde et naturellement sourde du OU. Et la syllabe unique du souffle se joue du bruit des deux poids lourds de la serrure. Tandis que son E muet entre dans l’infini, celui de la serrure est mangé par son troisième R. Écoute : On dirait une serrure, dans un souffle
C’est fermé et pourtant ça s’engouffre. C’est fini et pourtant Osmin est rentré, après un long voyage. Il n’y a plus rien et pourtant tout est là puisqu’il peut l’invoquer, le convoquer, puisque c’est écrit même s’il ne sait pas lire. La fiction, pourquoi devrait-elle porter autre chose que des masques ? Je me rappelle in extremis l’histoire de l’homme qui cherche en vain la vérité de par le monde. Après le voyage d’une vie, il la trouve, dans une grotte entre la plage et la mer furieuse. C’est une très vieille femme, repoussante. Elle accueille cependant le voyageur près de son méchant petit feu. Elle lui offre le thé. Quand il part le lendemain matin, elle lui fait une demande appuyée : dites-leur que je suis belle.
pertinent (oui pour le on) éblouissant etc… etc…
J’ai grand hâte de lire tes histoires de Porto. Grande admiration toujours pour ta ténacité, celle aussi de me lire régulièrement :). Merci. On est contente
Quelle belle histoire que le dernier paragraphe et tellement signifiant !
Une, celle-là.
Je crois que je l’ai lu dans les Fables de Stevenson. Mais je confonds peut-être avec La Pierre de Touche…
moi aussi je dis oui au on, je dis on, vrai
On est d’accord.
Quelle est l’histoire de ce travail? Une phrase qui remonte à 2019. Mais ces deux-cents pages, ce qui s’agrège là, à quand est-ce que cela remonte ? Est-ce que les contours du journal et du « projet » se sont floutés si bien qu’il n’y a plus d’origine bien précise ? J’ai souvent cette interrogation quand je parcours les textes ici, chez toi ou chez les autres : depuis quand sont-ils/elles au travail ? Et cette surprise quand j’observe que ces contributeur.rices sont au travail parfois depuis des années. Je me demande ce que ces années font progressivement au/du corps et à/de la langue.
Merci de ton intérêt. Comme on m’a déjà posé cette question, je me permets de copier ici la réponse donnée alors :Pendant la création de l’Enlèvement au Sérail en 2018, j’ai commencé à écrire des petits récits pour conserver l’histoire de tel ou tel accessoire (tapis usé à la corde, chapeau rose…) que j’inventais sur le plateau pour concentrer les interprètes. Bientôt d’autres sont apparus pour croquer l’invention des personnages du personnel ou des invités par et avec le chœur. La tournée a couru sur une année entière, les textes se sont accumulés. Selim Bassa en était le personnage central, l’homme-centre, comme à la scène. Le Sérail, nous l’avions créé avec l’équipe de maîtres et maîtresses d’œuvres dans une telle effervescence, dans une telle liesse et dans une telle profondeur, qu’une fois le temps des spectacles révolu, j’ai souhaité y demeurer. J’ai continué à l’écrire, moyen imparable d’en conserver les clefs et l’usage. La gouvernance d’un Sérail. L’histoire, comme moi, a pris ses aises dans ce grand bâtiment, puis dans la ville où l’action était située (Vienne), puis dans des escapades toujours plus lointaines. Dans la mise en scène, Selim Bassa disparaissait dans un nuage de fumée pendant le finale, non sans avoir donné son pouvoir à Osmin, achevant par là une initiation que j’aimais à lire dans le parcours de ce personnage et de son chanteur (Nils Gustén). Je n’aurais pas dû être surprise donc de voir Osmin détrôner Selim dans la prose du Sérail. L’essor du personnage est tel que j’envisageais de lui consacrer un grand récit, un livre. « Osmin sur la Route ». Mais cette grande partie de chaises musicales est loin d’être achevée et si la colonne sinueuse de la route d’Osmin en est devenue l’ossature, tout le Sérail lui tourne encore autour et s’ingénie à trouver une petite place libre où déposer ses contes.
Je m’appuie sur Faire un livre pour clôturer la partie dite Osmin sur la Route. Mais évidemment, l’Atelier me joue un tour et des textes que j’avais écartés sont réapparus dès #L1 : je suis en train d’écrire le début de l’histoire qui est la fin du livre. Mais si tu te promènes dans mon manuscrit tu verras qu’il y a de nombreuses cases vides dans mon chapitrage et, par conséquent la possibilité de nombreux coups de théâtre et de Trafalgare dans l’ordonnancement et l’interprétation du manuscrit !
ce que j’écrivais en commentaire de ton intervention sur le travail de la voix, tu as ce talent précieux d’entrouvrir les univers où résonnent les mots. Ecoute…
Merci Jacques, de ta confiance répétée.Et renouvelée, du coup.