…. le jour que je m’ai réveillé trouble non pas que je m’en suis aperçu immédiatement mais que c’était d’abord comme flotter doucement à bord d’une indécision (avec l’étrange d’être saisi sans savoir nommer de quoi – on dirait c’est comme les enfants aux lèvres bleues qui ne ressentent pas avant rentre vite !- dépêche-toi, mets ton manteau, il pleut, il fait trop froid il fait bientôt nuit mais tu es glacé tu fais jamais attention à rien faut que je m’occupe de tout marre de ces gosses marre de faire la boniche à la fin marre marre marre, en feu je me souviens la racine de mes yeux!) je veux dire qu’il faut du temps pour se rendre compte, que ça coule sur la peau, surtout que ça reste suffisamment que ça s’incruste, que ça imprègne que ça pénètre de plus en plus profond, que ça s’infiltre que ça rampe au travers des trous des sillons et des fissures du poreux, c’est qu’on n’est pas étanche n’est-ce-pas, pas comme on croit tout le temps, pas seulement quelqu’un de connaissances, de vouloir, de chef (petit ou grand hein, au minimum décideur de bouts de soi, choisisseur d’un peu, le meneur de sa route en quelque sorte,) mais déjà simplement tiens, là, quelque chose cloche, ce n’est pas tout à fait comme d’habitude, c’est vraiment différent ou bien ? – parce qu’évidemment dans ce matin que je m’ai réveillé trouble non seulement je n’ai pas la certitude je n’ai pas l’évidence je n’ai pas les mots pour décrire tout de suite ce qui n’est pas comme les autres matins mais je dois laisser tranquillement dérouler tout seul le temps d’inventaire – repérer ce qui est, ce qui est pas, ce que peut-être c’est, pas comme d’habitude vraiment ou alors ? Non seulement que c’est pas évident (pas comme par exemple une bombe qui explose et même là c’est du temps pour comprendre !- tous ils le disent, c’est du trop qui te déflagre aux quatre cent coups) mais peut-être que plus souvent ça vient avec du rien, un rien du tout d’infiniment infime, un glissement tout léger, comme copier l’image, repasser sur le trait dans le gris opaque du papier calque et sans l’exprès décaler bouger d’à peine un tremblé de la main, alors non pas que le dessin est tout à fait pareil non pas qu’il est carrément différent, mais juste déplacé du millimètre (je dis millimètre mais c’est peut-être trop ou peut-être c’est pas assez) non seulement qu’il est collé à côté mais des fois juste le fantôme du dessin de dessous, ou son halo, ou même, qui est double de qui ? estompé de qui ? apparition duquel ? l’avant de l’après ? c’est difficile d’expliquer même si chaque fois je pensais le plus beau c’est forcément celui de dessous, le dessus c’est le sale des traces de doigts de la sueur de la mine du crayon des froissures du papier, c’est moins net, ça fait moche et c’est bon à jeter alors précisément à quoi bon à quoi bon ? – donc ce matin que je m’ai réveillé trouble la vision avait changé, non seulement que j’étais pas dans ma chambre mais dans celle de l’hôtel un peu moyen où j’étais venu pour l’économie ; non seulement c’était pas prévu le réveil différent puisque devant l’encombré étroit du mobilier rudimentaire passe-partout (malgré la pancarte sur le guéridon du sol miteux, à l’entrée, qui écrivait : ici notre accueil personnalisé ici bla-bla on croit à l’humain ici bla-bla-bla !) j’avais bien vu, bien compris, je savais déjà, dès le bord du lit, le nez contre la porte coulissante de la salle de bain avec WC, (des hauts, pour faciliter le relever, mais ça fait comme tu as rétréci pendant la nuit, rapetissé, deux fois déjà avec les lèvres bleues), non seulement je prévoyais déjà mais même je déplorais que ça me manque sinon d’extraordinaire au moins de fantaisie, que ça me donne pas même l’idée du voyage, au moins celle de l’ailleurs un peu exotique, juste à la place la ritournelle mélancolique de la consolation, au moins comme on dit c’est pas grave c’est pas de l’important c’est que pour une nuit de dormir sur ses deux oreilles alors à quoi bon oui à quoi bon ? (Mais pour dire le fond du vrai, et parce que vous m’écoutez bien, sans les interruptions du faire semblant ni du relancer, sans trop les reformulations des autres techniciens du bureau, je regrettais quand même le malgré moi du si petit désir coincé à peu de frais, non seulement si petit mais rabioté bon marché, tout à fait toi je me disais, ni fait ni à faire, t’as encore sélectionné le miteux du moins cher…) Aussi non seulement c’est pas l’aventure, c’est pas le plaisir fou que j’autorise, mais ce matin-là que je vous dis je m’éveille trouble pour la première fois dans cette chambre de la ville de l’autre-côté (j’avais dit quand même je vais la visiter, elle a l’air bien cette ville du fleuve, il y a eu de grands écrivains, des raconteurs d’aventures merveilleuses et de belles et fortes grues des ports avec leur cabane aux petites vitres carrées tout à l’arrière, comme pêcher des oiseaux), aussitôt je sens comme je vous disais sans pouvoir nommer que la vision a un peu bougé, comme quoi le calque aurait glissé du millimètre (je dis millimètre…) et que partout absolument partout autour des choses il y aurait leur fantôme (enfin je dis fantôme…), peut-être une pelure légèrement décollée, une écorce ancienne si vous préférez et je vois maintenant que je n’arrive plus à lire la notice de l’hôtel, (l’habituelle pour se connecter, pour l’incendie, pour le petit-déjeuner, pour appeler la réception avec le téléphone pendu au chevet du lit : la femme assise face à l’écran avec dans son panier le tricot, une revue, un pull marine, les deux types costauds pas trop rasés sur les fauteuils élimés, repérés à l’entrée, de chaque côté du guéridon, ont incliné la tête pour saluer, marmonné, menaçants ?…) Ce matin que je suis tout trouble non seulement je ne distingue plus les mots un à un, comme d’habitude, avec la locomotive du premier mot, les wagons derrière, et comme ça tout le convoi qui s’enchaîne de phrase en phrase et les feux les passages à niveau… non seulement je ne lis plus les mots mais c’est un brouillard une doublure de flou tout ce trouble de moi entre les meubles et les murs de la chambre où je suis. Non seulement je n’appelle pas (Vous pourriez à raison demander le pourquoi et les impressions ? Les motifs de la peur ? de l’angoisse ? Du cœur qui bat ? – de la transpiration ? – une envie de fuir ?) mais je suis dans le grand calme admirable de l’entre deux eaux, un grand silence de l’inattendu surgissant, un peu c’est vrai dans l’interrogatif curieux, mais du tranquille confiant que je n’interroge pas, comme je glisserais entre les pages d’un livre ou des fois les sursauts d’un rêve, sautant d’image en image, de scène en scène, sans effroi, comme je suis des milliers de morceaux troubles à nouveau clairs à nouveau troubles, des miroirs pivotants de l’insaisissable, et ça surgit s’efface des fonds et de l’autour de moi sans les distinctions aucunes, je vous dis ça du moins mal que je peux avec les seuls mots déguisés quand on les a pas écorchés de leur silhouette de costume. Après, après comme je vous dis je me suis approché de la fenêtre, toute petite, occultée d’un rideau. Je tire le tissu pelé sur le rail des anneaux plastique, non seulement je ne vois pas la vieille ville ni le fleuve ni le château, mais une place semi-circulaire du théâtre d’étrange encore plus étrange, une ou deux colonnes cassées tombées et des chapiteaux brisés, c’est du blanc d’albâtre ou de craie mais sali, écaillé, et toujours le liseré double, le tremblé autour de l’antique de toc entre les buissons floutés, les dalles disjointes et la barbe d’herbe… La bande son c’est les réacteurs de l’avion que je ne vois pas. Il y a à gauche, sous le mur du petit immeuble des autres chambres de l’hôtel, (peut-être trois étages) comme les cabines des souffleurs à ras le sol, une rangée de fenêtres de soupirail. Derrière les défenses en forme de flammes troubles et rouillées, coincés derrière, entre le fer et les vitres sales, encore des pelures de sacs à dos, des mirages de sacs plastiques… Non seulement je ne vois pas les propriétaires, non seulement je ne les entends pas (je vous ai dit déjà les réacteurs de l’avion dans le ciel des colonnes cassées,) mais je suis sûr qu’ils viennent dormir quand la nuit coule son jus noir sur la place, non seulement je ne les vois pas, non seulement je ne les entends pas mais je les sais pourtant sans connaître d’où, c’est comme ça dans ma nouvelle vie trouble de réveillé, des pensées arrivent avec des blocs d’images, j’ai dit sans distinction aucune, sans les frontières confortables des environs et des dedans du corps , avec le mélange des aperçus du jour – celui-là, ceux des avant et d’autres inédits . Non seulement je ne vois pas les ombres allongées dehors (que je sais comme des Christ couchés en croix, rigides dans une couleur d’urine aigre, je me dis ça rassure de pas en être, je me dis c’est exotique, je me dis c’est honteux je me dis comment tu peux je me dis… ) non seulement je n’entends pas mais derrière les fenêtres je vois une grande vague d’eau fétide et chargée d’immondices, et des gens qui courent se noient entre les débris, appellent et personne n’entend, alors je lève les yeux du dessous de l’eau trouble ça fait comme l’envers d’un miroir quand derrière les gens passent circulent nonchalants vivent leur vie d’ordinaire sous le plein soleil, c’est là seulement que je commence à sentir le cœur qui tape, je bats des bras pour remonter on me dit faut aller tout raconter au monsieur du Bureau des Insolides, il est là pour ça, alors j’ai bien hésité mais me voilà.
On sent le plaisir d’écrire. Et j’adore me balader dans ses sensations de rêve éveillé. Merci de les avoir si bien décrite.
intéressante cette langue, perturbante, elle fait entrer dans ton monde….