Non pas prendre le temps de monter au belvédère avec le funiculaire, sentir le frais s’engouffrer à travers les portes ouvertes par le guichetier puis sur la place, s’appuyer à la rambarde. Respirer le vif de l’océan. Plonger le regard dans la baie, le laisser glisser sur le bleu vert puis s’accrocher les yeux aux grues des docks et à l’acier des entrepôts, en suivant, les lancer sur le gris rouille du port et les faire escalader les couleurs des bicoques. Se dire que du temps tu en as.
Non pas revenir dans ta demeure après être passé chez la gouvernante pour voir si les siens ont gardé les clés. Revenir donc, d’abord retrouver sa tombe à elle au fond du jardin, s’écorcher sur les ronces pour la dégager, arracher les mauvaises herbes. Puis la maison. Ouvrir pour que le vent du large fasse voler les draps, la poussière, la vie à travers les pièces et tout retrouver à sa place comme avant, sa chambre, ton bureau. S’asseoir et regarder loin en arrière par les fenêtres sur le large.
Non pas revenir dans ce qui serait devenu, après toi, sa maison à elle et aux siens. Et eux tous là, un peu gênés, tout endimanchés, à attendre depuis plusieurs jours ton retour, le retour d’un fantôme, d’une légende dont elle aurait raconté les faits d’armes comme à lire une histoire avant qu’ils ne s’endorment. Et cette chaleur d’eux, ce calme en partage qu’ils feraient autour de toi revenu pour toujours parmi eux, dans votre demeure du belvédère.
Non pas redescendre pour l’heure du dîner vers un de ses restos du port, mis en appétit par ce qui mijote dans les cuisines des petits. Caresser les galeux qui rôdent dans les escaliers, leur lancer un sucre, glisser un billet aux gamins qui les accompagnent, parler du vif de la lumière d’ici avec le photographe, saluer droit dans les yeux celles et ceux que tu croises, porter le panier de la vieille qui a glané les restes des poissons pour sa soupe. Enfin, affamer, entrer dans la gargote et savourer une grillade de congre avec ses frites et son vin comme velours, débusquer le patron de sa cuisine et fumer avec lui, jusqu’à la fin du service.
Non pas prendre le temps d’une promenade en solitaire jusqu’au bout du môle pour voir vibrer le soleil à l’aube ou la nuit à l’heure des Sirènes, sur l’océan. Regarder accoster les cargos puis la file des dockers et les carcasses des grues à virevolter pour décharger ou embarquer sacs, barriques et caisses. Éprouver aussi le silence des entrepôts pour les quelques heures de la nuit quand le grouillement des docks récupère dans les bicoques. Revenir au matin pour voir les navires appareiller. Depuis quand t’as pas juste regardé ?
Non pas prendre le temps de s’attabler comme bourgeois dans un des nombreux bars à Sirène pour commander à la serveuse une bière ou même du plus fort et siroter devant son sourire, puis se perdre dans les histoires des marins qui veulent t’embobiner dans leur filet pour mieux te plumer pendant la partie de cartes puis se laisser aller à la parlotte avec celle qui t’aborde non pas pour ton physique de cabossé mais pour les billets qu’elle t’a vu empocher et dont elle veut croquer. Depuis si longtemps, on t’a pas parlé, juste écouter te suffit, te comble, assis là avec ton verre, dans la fumée de la vie du bar.
Non pas rejoindre sur le quai le marin pêcheur rencontré dans la brume de la veille et s’embarquer pour journée à sentir le large, à racler les fonds pour en remonter au chalut les poiscailles qui nourrissent. Avec, toujours cette angoisse des gens de mer d’ici de trouver, pris dans les mailles, le poisson aux yeux jaunes des noyés. Il parait que maintenant, il est si gros que pourrait même entraîner un chalutier par le fond. Mais pas de capitaine Achab dans le coin.
Non pas partir enfin, sur coup de tête, pour une virée sur les plateaux et retrouver la grisaille du brouillard, les pelures d’herbes, les rognures de pierraille, le sombre des villages pris aux montagnes du lointain et le froid. L’océan n’adoucit ni ne fracasse rien ici. Profiter de la chaleur des habitants de là-haut. Ils t’accueillent dans leur cour, t’offrent le repas de patates, l’herbe à mastiquer pour respirer plus fort, marcher plus loin, chasser la fatigue. Au départ du lendemain, tu offres un des cadeaux montés ici dans ton sac, un outil, un ustensile et leur préféré, un sac de sucre. Cette cure de monotonie sur les plateaux, elle peut durer des jours. Pour seul risque, à la nuit, les histoires de leurs légendes qu’ils te racontent quand le sommeil te dégringole et se mélange à tes rêves qui se peuplent alors de ces êtres que les conteuses d’ici nomment les debouts. Nous, leurs rejetons, si dégénérés que même plus capables de les voir dans le paysage de nos vies ces debouts avec pourtant carrures de costauds. Se contenter de leurs silhouettes gravées sur les pierres – quand ? Par qui ? Mais les debouts à nous pister, à nous visiter dans nos rêves pour faire un peu le ménage dedans nos têtes. Elles disent qu’ils se nourrissent de croquer nos souvenirs les debouts et que sans eux tu pourrais pas vivre avec tout ce que tu trimballes de lourd en toi depuis si loin. Si t’as peur, si tu veux leur échapper, il faut redescendre sous la mer des nuages, mais ils seront là les ancêtres des anciens quand tu remonteras.
Non pas, pas tout ça, pas du tout ça mais pas du tout. Du temps tu n’en as pas, ils ne t’en accordent plus, le guichetier, ta morte, celles et ceux des bicoques et des escaliers, les sirènes, les marins, les pêcheurs, celles et ceux des plateaux et les debouts. Eux, tes souvenirs, ils ne veulent surtout pas les entamer. En toi, ils veulent ta mémoire intacte pour que tes rêves tournent cauchemars et ta vie mort.
Codicille :
dans l'après du L10 qui restera sans doute comme point haut de cette expérience d'écriture estivale. Au départ de ce #L11, le souhait d'essayer de truffer les propositions précédentes avec des amorces "non pas". Mais, à relire une nouvelle fois le pdf, trouver comme une évidence ce point où insérer une excroissance de " Non pas". Donner de l'épaisseur au texte. Garder ce rythme d'écrire quotidien qu'on voudrait un acquis du cycle. Ne pas se fixer 40 mn par séance mais viser au moins les 1000 mots sur la semaine. Alors, chaque jour, amplifier par un épisode. Quand fini d'écrire celui du jour, effleurer en pensée là où on ira creuser la nuit du lendemain.