Non pas la grange telle qu’elle fut, non pas le char de paille qu’on décharge dans la chaleur de l’été le corps suant sous le toit sombre, non pas l’entassement vertigineux des bottes de foin, pas question de perdre le moindre centimètre, les poser en quinconce pour éviter l’effondrement, non pas les bottes de foin puis de regain, non pas le soliveau, le yâ, le charriot roulant, le câble tiré par des chevaux puis par un tracteur, non pas la manivelle et les contre-poids, non pas le ballet des fourches qu’on plante dans les bottes et qu’on lève vers d’autres fourches et d’autres bottes, non pas les muscles des hommes, leurs bras puissants, leurs visages brûlés par le soleil de juillet, non pas l’herbe qui tombe lentement de l’autochargeuse et d’autres fourches encore et d’autres bras encore, les mêmes bras d’hommes, robustes et noirs, non pas la béraule de maïs renversée, non pas les bottes qui redescendent, les ficelles coupées, d’autres fourches encore et des brouettes et des balais et des mains crevassées et des sacs en papier pour les granulés, non pas des abreuvoirs et des bidons de lait, non pas des chatons cachés par des chattes discrètes, non pas des toiles d’araignée et des poutres rongées, non pas des rayons de soleil qui s’insinuent sous les planches, non pas le vol de la poussière, non pas la grange telle qu’elle fut ni la grange telle qu’elle sera, non pas les plans de l’architecte, la cuisine ouverte, le puits de lumière, la bédéthèque et la chambre d’enfant, non pas la douillette vie d’une famille tranquille, des invités le samedi soir, des cris autour de la tablée, des engueulades affectueuses, un vin qui aurait peut-être – il faut que tout le monde teste – le goût de bouchon, non pas l’appartement de F., attention à la marche, un lit, un fauteuil, la tablette allumée sur le bureau, l’armée de lego au repos, non pas non plus la grange telle qu’elle est, non pas les murs éventrés, les failles et les fissures, les béances par où le soleil aveugle l’homme penché sur son marteau-piqueur, non pas ce lent creusement, cette érosion que la main du travailleur accélère, non pas les planches qu’on décloue, les sols qu’on creuse, les poutres qu’on scie, non pas l’attrait du vide, non, nous ne raconterons ni ce qui fut ni ce qui est ni ce qui sera, nous ne raconterons pas le temps héroïque des moissons, le défilé des remorques, le camion du moulin et les marchands de farines animales, nous ne raconterons pas la machine à déchiqueter les pommes de terre, la courroie qui lâche, l’oncle bricoleur et la courroie toute neuve qui sent le brûlé, nous ne raconterons pas le balai de riz ni le balai de paille et le voisin tous les samedi matin de l’autre côté de la route, nous ne raconterons pas la varappe, les enfants soudain perchés au sommet du tas de bottes et qui n’osent plus redescendre, les appels au secours, un miaulement qu’on a cru entendre, ces corps maigres qui se faufilent dans les interstices, c’est certain qu’ils sont là, je les ai entendus, la jambe coincée, d’autres appels au secours, du foin jusque dans la culotte, nous ne raconterons pas la mère qui appelle pour le dîner et l’homme qui dit je termine et je viens mais qui ne vient que quand la soupe est froide, nous ne raconterons pas ces amourettes nées dans l’herbe fraîche, les roulades et les caresses, le sourire qu’elle te fit ce jour-là et que tu n’oublias jamais, le non qu’elle te murmura quand tu perdis la tête, nous ne raconterons pas de plus sombres histoires, elle a beau te dire non, elle a beau te le hurler dans les oreilles, tu ne sais plus ce que tu fais, non, nous ne raconterons pas ces horreurs-là, nous les tairons, nous n’en inventerons pas de pires encore, il ne sera pas question de celui qu’on a retrouvé pendu un matin de janvier, ce n’est pas dans cette grange-ci que cela s’est passé, ni la mort ni le viol, dans cette grange-ci ce ne fut pas ainsi, dans cette grange-ci il n’y eut jamais le moindre drame, non, pas le moindre drame, cette histoire ne sera pas tragique, cette histoire ne sera pas tout à fait une histoire et vous qui entrez dans cette grange, laissez non pas tout espérance, jamais pyromane ne frotta d’allumette, jamais le feu ne courut dans cette grange, jamais brasier ne la détruisit, vous qui entrez dans cette grange, oubliez ce qu’elle fut, oubliez ce qu’elle est, oubliez ce qu’elle sera, vous qui entrez dans cette grange, dites-vous bien et répétez-vous sans cesse que malgré les apparences ceci n’est pas une grange.
Vincent il est évident si ce n’est déjà fait, qu’un petit tour du côté de la Traversée de l’Afrique de Savitszkaia pourrait accompagner agréablement le refroidissement automnal. Tu y trouveras un bon copain et une langue familière, qui râpe un peu.
Merci Marion pour le conseil de lecture. Je ne connaissais pas du tout ce livre et cet auteur…