Ceci n’est pas un roman d’aventures avec cape, épée, diligence et attaque de train. Pas non plus de bandits de grands chemins au cœur tendre et au regard dur, pas de chef de gang personnifiant la cruauté ni d’agent double en tailleur de bonne coupe et aux cheveux peroxydés qui se faufile entre les mailles du filet avec ses jambes galbées jusqu’à ce qu’un de ses talons aiguilles se casse et qu’elle soit capturée. Dans la nuit environnante, la lumière comme d’un projecteur éclaire la scène par le côté, la musique bat comme un cœur irrégulier, l’ambiance est contrastée. Sur un pont où la brume monte, deux hommes en chapeau mou apparaissent dans le champ, les mains au fond des poches de leurs imperméables. Tout est long : les manteaux, les ombres, l’attente dans la tension de l’échange prévu. Enfin de l’autre rive vient un civil en blouson noir qui tire par la bras la blonde menottée, décoiffée, apeurée. Il est escorté de soldats portant mitraillettes. Non, rien de tout cela, pas d’échange, pas d’espion sur un pont, pas d’évasion par-dessus un mur. Mais une rencontre à Berlin-Est, au milieu des années 80. Seule la mémoire forme un pont. Il n’y avait pourtant pas de rivière, c’était une rue large où passait, rarement, une voiture. Une jeune Est-Berlinoise avait donné rendez-vous, à un endroit quelconque du centre-ville, à sa correspondante parisienne de passage. Elle n’habitait pas très loin, mais pas question d’emmener chez elle une jeune fille de l’Ouest. Les murs risquaient d’écouter et les voisins de voir. C’était la RDA. Elle ne faisait pas de politique. Elle baissa juste un peu les yeux en longeant la statue de Marx et d’Engels, comme si elle avait honte de ce qu’ils avaient fait à sa ville. Un pont ? Non, pas un pont ! C’était l’auvent d’une sortie de métro, un point de repère commode, pour être sûres de ne pas se manquer, malgré toutes les photos échangées. Les ponts c’était dans les films de ces temps de guerre froide. Elles allèrent boire un thé dans le restaurant tournant en haut de la Tour de la Télévision, sur l’Alexanderplatz. Elles n’avaient presque rien à se dire. Elles s’étaient tout écrit depuis plusieurs années. « Liebe unbekannte Freundin… ». La mémoire forme un nœud quand la jeune Est-Allemande raccompagne la Française, au milieu de l’après-midi. C’était au mois d’avril et sous terre, la rame ralentissait sans s’arrêter à la station condamnée de Friedrich Strasse, grise comme l’autre côté du mur. Grise comme la peur des Russes. C’est ici que l’Europe se coupait en deux. Un mur aussi inébranlable que la conviction inculquée d’être du bon côté. La mémoire forme la nostalgie onirique d’une Europe vivant en paix dans l’angoisse d’une guerre des missiles. Et la mémoire forme une dernière image, poignante : l’amie épistolaire est debout, restée de ce côté-là. Elle salue doucement, une dernière fois. L’Ouest-Europérenne passe la barrière, s’éloigne vers le quai, se retourne peut-être encore. L’autre reste là-bas, sans aucun espoir de passer un jour par ici. « De quel côté du mu-ur la frontière vous rassure ? » chanterait Patricia Kaas quelques années plus tard.
Ceci n’est pas un récit de voyage, le carnet à la main, la plume filant au rythme coulant et saccadé du train, et encore le soir, malgré la fatigue, à la lumière mal assurée de l’ampoule jaune d’une auberge de jeunesse crasseuse dans la banlieue d’une ville ouvrière d’économie planifiée qui conserve de son passé médiéval un château royal et une cathédrale, bâtiments de pouvoir et de brique, en haut d’une colline, et en bas près du fleuve, la place du marché, les maisons colorées. Au fond du sac pour seul viatique un livre de poche ardu et corné, plusieurs fois lu et relu depuis, et la plume s’adapte aux mouvements de l’eau, au fil d’un autre fleuve, plus long, et qui traverse l’Europe en large.
Ceci n’est pas un essai sur la tristesse ni sur l’histoire européennes, pas plus qu’un traité philosophique ou psychanalytique. On n’y prétend pas avoir tout compris en faisant du hêtre l’essence (l’être) du continent, pas plus qu’on n’y explique l’absence de chômage en Union soviétique et dans les pays frères par l’abondance de bouleaux. Mais c’est l’exploration de questions rencontrées en jeunesse, et peut-être pas alors identifiées comme telles, c’est l’invention d’histoires, le croisement de destins, la croisée de chemins, ce sont des récits nourris de réflexion, de lectures nombreuses, du passage du temps.
Ceci, enfin, n’est pas une carte géographique. Peut-être un itinéraire.
de la carte à l’anticipation du trajet, allégorie de l’écriture encore ?
Magnifique!