Sous la tonnelle, penchés sur une carte marine, deux hommes rêvent non pas de découvrir une île inconnue, il n’y en a plus, toutes les îles sont répertoriées, longitude et latitude, superficie et nature, nombre d’habitants au mètre carré, appartenance politique, naissance géopolitique, langue officielle et dialectes, faune et flore, la toute dernière constituée de cendres et de fragments de roches ayant été découverte suite à une éruption volcanique sous-marine — d’aucuns s’y sont précipités munis de pipettes mais ne s’y sont pas attardés, pressés de rejoindre leurs laboratoires espérant découvrir des données qui les rassureront sur l’homme et sur son avenir. Ils écarquillent les yeux pour embrasser terre et océans, mesurent les distances d’une côte à l’autre en écartant les doigts. L’un des deux hommes dit : attends, tu vas voir et revient avec un coffre en bois dont il fait sauter la serrure avec l’ongle. Odeur de renfermé. Bruit d’objets cognant le bois. Sur la table, il tente d’aplatir une carte trop longtemps restée enroulée et pour la maintenir place un verre sur deux des coins et sur les deux autres, ses mains : tu as vu, effrayants ces monstres marins, ces géants et ces nains, ces bateaux avec des canons et des flèches. Tu arrives toi, à lire les noms d’îles et de ports, de mers et de continents. C’est écrit tellement petit. Dans le coffre, enveloppée dans un tissu vert, une autre carte avec des noms de pays, des drapeaux, des frontières tracées en foncé et parfois en barbelé, datée d’un moment mémorable où des dirigeants, penchés eux aussi sur une table, se sont accordés pour dire ceci est à toi ceci est à moi. Il fouille encore : là c’est une carte sur bois, ils y ont gravé les distances parcourues en kayak, les endroits pour la pêche au saumon, et tiens regarde, c’est la photo d’une carte, les courants sont tracés en bâtonnets de cocotiers et tu vois un peu la minutie des îles en coquillages et des routes maritimes en cordage. Belle collection. Tout au fond du coffre : regarde cette carte rongée par les mites, on dirait de la soie.
Sous la tonnelle, les deux hommes tirent la carte un peu vers la gauche de la table pour mieux l’étaler, non pas pour y poser un compas et tracer une route vers le prochain cap comme les navigateurs qui souhaitent s’arrêter où ça chante c’est-à-dire où le vent leur indique une terre fertile et des habitants accueillants. L’un des deux hommes met le doigt sur un bout de terre en disant qu’ils partiront de là, ce qui fait rire la femme assise au coin de la table où elle a posé une pelote de laine couleur sienne et tricote non pas une écharpe sans fin pour se distraire à l’idée de leur départ prochain, de l’inquiétude indénouable tapie dans son estomac depuis qu’elle a vécu l’absence, l’attente d’un signe de bonne nouvelle, sachant que rien ne les retiendra de partir ni la raison ni l’imploration, tout comme rien n’a pu retenir ceux qui sont déjà partis traverser les océans ayant étudié avant le départ les cartes remplies de monstres marins et de géants et de nains et de volcans et de trous noirs et de tempêtes et d’ouragans mais n’y ayant vu que le visage bleu de la mer du ciel, du ciel de mer bleu comme ce mot pour dire l’aube de leur cœur alors qu’ils se lancent vers l’inconnu.
Sous la tonnelle, ils échangent des perspectives non pas mêlées de doute comme quand on vient de lire un bulletin météo annonçant vent vague et pluie mais teintées du tracé de leur itinéraire marqué sur la carte d’abord au crayon à papier puis à l’encre indélébile. Ils ont la voix ferme et non pas craquelée comme le jour où ils avaient chacun pris leur sac — l’un à 8 ans, et l’autre à 10 ans — pour quitter la maison et avaient fait demi-tour lorsqu’au portail, une silhouette à l’habit noir au teint blafard, aux mains anguleuses au regard vitreux, les avait regardés sans mot dire. Ils avaient posé leur sac mais ne l’avaient pas vidé, au contraire, au fil des années ils l’avaient rempli — de bleu, de lectures, de chansons, de gestes, d’objets aussi : caillou, clé, bout de bois, pince à linge, lettre, lacet, coquille de noix, allumette, pétale séché— et s’en étaient servi d’oreiller
Comme un peu de Cendrars qui causerait avec Baricco. Tout simple, tout fluide, un peu mordant. Lu d’une traite.
Merci, ça m’encourage! J’avais pensé à Saramago, Cendrars et Baricco pourraient aussi être dans ma sentimenthèque…