#L10 L’atelier

Son atelier représentait tout pour moi, pour eux rien, je veux dire pour eux ses enfants. Je pense qu’ils se moquaient de l’atelier; du point de vue de son œuvre je veux dire. Cet atelier inséparable du travail qu’y accomplissait mon maître, celui que je chérissais comme un père. C’est la valeur marchande de l’atelier, et uniquement elle, qui intéressait ses enfants. Cent cinquante mètres carré dans le quartier le plus cher de la capitale: une aubaine. Ils pensaient différer la vente pour faire monter les enchères. Quand je leur dis que l‘atelier a hébergé O.R., ce graveur génial et visionnaire — il était alors malade de la tuberculose—, quand je leur raconte qu’ O.R. a réalisé sous cette verrière ses plus beaux dessins d’insectes et particulièrement ceux des araignées, ils redressent leurs visages vers moi. — On va  sûrement retrouver des dessins cachés, dit le cadet, René. Il sue dans sa parka orange, il arrive de New York et se frotte le nez d’un geste éruptif: la cocaïne. Une probabilité d’accroitre les gains, renchérit son frère en costume sombre, il sort de la banque. Parce que ses toiles à lui elles ne valent rien, c’est une abstraction tellement datée, notre père s’est toujours entêté dans la mauvaise direction, a dit Rose : c’est un fait qu’il n’a jamais voulu réussir. Elle allume une cigarette. Trois jours à peine qu’il était mort. Dans l’atelier. Cet atelier qui était tout pour lui : Tu ne vas quand même pas pleurer ? la tumeur c’est un fait, je perds la vue c’est un fait: le fait est que je n’ai plus de rouge de cadmium. J’avais longé la Seine, il faisait beau: Trois kilo de pigments, tu vas chez Sennelier, pas chez Adam. C’est à ce moment là je pense qu’il a broyé les comprimés, un truc pour les chevaux, avec de l’aspirine. L’autopsie ça fiche le bazar a dit Raymond, on va attendre combien de temps ? Et là Rose a ri : Il a toujours mis le bazar dans nos vies, et elle a ri plus fort, ça ne va pas s’arrêter là. Ses trois enfants dans l’atelier. Les trois réunis dans cet atelier qui est tout pour moi. Ils n’ étaient jamais venus, pas ensemble que je sache. Ça pue la térébenthine et la sueur, c’est carrément infect, il peignait abstrait peut-être mais ça défilait, de soi-disant modèles et pas seulement des femmes. L’atelier. Cet atelier qui était tout pour lui. Et rapporte aussi de la colle de peau, il me l’avait crié dans l’escalier. Quand ils ouvrent les fenêtres, la cendre vole. — De quelle couleur est la cendre. Cette période où il n’utilisa que du gris: Et Marquet tu l’as regardé ? Il faut toujours regarder Marquet. René a levé un bras en direction de la fissure du plafond: Si on les trouvait là les dessins d’araignées, un dessin de O.R. ça vaut dans les combien. Il y a sûrement une cache dans le plafond, il a dit. Des toiles pendaient elles se mouvaient dans la lumière. Je le vois me faire signe par la fenêtre de l’atelier. Cet atelier qui était tout pour lui. Cet atelier qui était devenu tout pour moi. Je l’entends: La vue c’est un fait… Alors René a brandi son téléphone pour se faire un selfie, il se sourit devant la toile bleue. C’est mon portrait craché et il me crache dessus; il avait parlé de lui, de René, quelques semaines avant d’avaler les comprimés. Ceux pour les  chevaux, avec l’aspirine. Il me parlait des peintures de René quelquefois, des peintures qu’il faisait enfant: Si doué qu’il aurait pu reprendre l’atelier. René. Pas Raymond. Ni Rose. Je dis alors qu’il faudrait refermer les fenêtres à cause des courants d’air. Rose me regarde dans les yeux avec ce visage terrible, le même que sur la photographie de l’étagère, celle des pigments. Celle des trois enfants devant un lac du Michigan. Rose au milieu avec ce visage terrible. Son joli visage terrible. Rose l’ainée qui a plusieurs galerie d’art, celle de Berlin et la fameuse de Leipzig. À présent, dans la lumière étale de cette fin d’après-midi, leurs visages terribles apparaissent. Ils me regardent leurs visages dans cet atelier qui était tout pour lui. Si seulement tu étais mon fils. Dans l’atelier qui est tout pour moi. Par la fenêtre, le ciel bouge. Trois pantins joues contre joues  me regardent. Dans l’atelier. Cet atelier. Le sien. Et le ciel qui bougeait derrière eux. Le ciel. J’aurais pu crier qu’ils sortent. En dedans ça hurlait. Et Rose a dit : Prends tout ce que tu veux de toute façon ça ne vaut rien.

A propos de Nathalie Holt

voilà ! ou pas

12 commentaires à propos de “#L10 L’atelier”

  1. vous lire c’est un choc face à la dureté de la vie, à l’impossible de communiquer. insupportable, l’autopsie c’est le bazar. merci
    Christiane

    • Merci pour le retour Christiane (peinture et filiation dans ce sens ou dans l’autre c’est le bazar)

  2. on a un peu de difficultés à réussir à savoir qui des trois est le plus éloigné de ce père-là, qui « n’a jamais voulu réussir »… la fin emporte en tout cas le morceau… brrr… (à ce propos (et à celui de sa progéniture) un seul mot me vient: greed) (comme dirait ma fille : « ton texte, il envoie grâââve… ») (merci)

    • « greed » je connaissais pas pour cause d’anglais très green. Grâââve je crois que ma fille dit cela aussi. Merci Piero

    • ces disjonctions-distorsions entre l’art et la vie . Bon père mauvaise fille /fils ou l’inverse . Ce qu’il faut sacrifier à qui ou quoi… Merci pour le retour Caroline

  3. Terrible, c’est le mot qui convient en effet. Votre texte Nathalie Holt est terrible, magnifiquement terrible: il transmet la terreur, il angoisse, il donne peur, livre une foule d’oppressions. Et la force de vos écritures est terriblement magnifique. Terriblement.

    • c’est terrible? je ne pensais pas que ce serait si terrible mais marcher avec Thomas Bernhard ce n’est jamais très confortable, ni doux, il vous pousse là où ça grince … Merci Ugo pour le retour et les encouragements

  4. J’ai pris une claque en lisant votre texte, Nathalie. Une claque qu’auraient bien méritée les trois enfants du maître de peinture… Non, finalement, ils n’en valent pas la peine, ce serait leur accorder trop d’importance et se mettre à leur niveau… Très beau contraste entre la vacuité de leur façon de réagir et l’investissement émotionnel et sincère du narrateur ou de la narratrice dont vous peignez un beau portrait en creux…