Ce texte fait plus ou moins suite à #L6 | Seule, l'ongle
Elle a fini de se ronger l’ongle de l’auriculaire; le mot bouillonne, elle vérifie sur internet puis se répand sur son fauteuil, plante les yeux dans l’horizon où dansent les Canadairs. Le français est bien la seule langue latine qui dénomine le doigt qu’elle a rongé relativement à l’organe dans lequel il pourrait s’introduire. En somme, le membre est dépositaire d’un geste qu’elle ne fait jamais et qu’elle observe peu. Comment la langue a t-elle pu ainsi cheminer? Car au fond, le corps humain compte plusieurs orifices où les doigts sont à peu près tous capables de pénétrer. Celui-ci en particulier, et seulement chez les français, serait-il conçu sur-mesure pour s’ajuster à l’oreille? Dans ce cas pourquoi l’index n’est-il pas appelé nasal? Internet à nouveau. Rabelais serait le premier à écrire dans Pantagruel doigt auriculaire. S’il qualifiait ainsi le membre, le geste devait être banal. Les oreilles françaises étaient-elles particulièrement sujettes aux démangeaisons et aux saletés? Elle n’est pas sûre d’avoir besoin de réponses, pas sûre de vouloir ramper des heures jusqu’à la page 15 de Google pour trouver une histoire des gestes jonchée de conjectures. Sa pensée flotte dans le salon, sur le carrelage, près des moulures et des plinthes, forme des bulles où les paysans d’un siècle oublié, les marins, les épiciers, les apothicaires, les menuisiers, les enfants se fourrent en bavardant le petit doigt dans l’oreille. Autre possibilité amusante: auriculaire est une pure invention d’auteur. Sur internet, elle cherche la phrase de Rabelais: « Panurge soubdain mist le poulce de la main dextre soubz les mandibules, et le doigt auriculaire d’icelle en la boucle de la main gauche, et en ce point faisoit sonner les dentz bien melodieusement les basses contre les haultes ». Elle essaye de reproduire le geste, ne comprend pas « la boucle de la main gauche », s’agace. Le bal des Canadairs s’intensifie au large de l’Estaque, elle se demande où est le feu, regarde ses pieds secs, surgissent ceux d’une chère danseuse issue du peuple Rom qui autrefois lui a appris à marcher. Avec sa bouche immense, elle disait: si les oreilles et les pieds ont à peu près la même forme, ce n’est pas par hasard. Sphinge tonique, elle souriait dans les yeux en soufflant des mystères: quand tu danses, ce n’est pas toi qui bouge, c’est l’espace. Quelques sentences rayonnantes peuvent ainsi déboulonner un corps. Sa voix rauque se mêle à d’autres mémoires, elles charrient un nouveau ruisseau où dérivent l’oreille interne, sa cheville, dix entorses, l’équilibre, le vertige, son grand-père déclarant, lorsqu’elle se plaignait de migraine, tu as de la chance, c’est loin des pieds, passage étonnant par le peuple Navajo, dont le nom signifie champ près d’un ruisseau — comment peut-elle s’en souvenir? — qui voit des spirales partout: roches, troncs, souches, creux des fleurs, vagues, cyclones, forme de l’oreille et des crêtes de la peau aux cinq extrémités du corps humain: sommet du crâne, bout des vingt doigts. Les spirales de leur monde sont d’autres oreilles au sein d’un vaste réseau d’échanges, dans le sien les empreintes digitales invoquent une identité close. Elle regarde ses mains, l’arthrose lui pend au nez, encore une phrase à dépiauter mais ce n’est plus l’heure. Aller observer maintenant d’autres mains au café, s’il n’a pas brûlé.
J’aime beaucoup la progression en digressions fluides, presque – un style toboggan qui déclenche le plus vif intérêt, éclaboussure à chaque mouvement, comme ne pas savoir d’avance où le pied va s’enfoncer dans un trou d’eau… quelque chose de cette surprise-là
Je ne commenterai pas mieux que Françoise. Car même impression de digressions ingénieuses en progressions, un texte surprenant. Merci