Ils voulaient des anecdotes. Dick Duroy, quel bras d’honneur à mon père ! Du voyage, il n’y avait rien à écrire, c’était morne et plat, des variations de températures infinitésimales réclamaient des pages et des pages pour se laisser percevoir, et c’étaient alors des tableaux de sable beige sur beige où s’abîmer, des compagnies si solitaires que les visages s’y défaisaient, devenaient lents comme la pierre à l’intérieur de laquelle les promeneurs ne soupçonnent pas la vie. À Paris, je me faisais passer pour ma sœur, la sœur de Dick Duroy, pas pour Christiane, non, même si avec une perruque et un tailleur étroit, mais bien austère, on aurait pu s’amuser. Mais pour aller où ? Rue du Bac pour les saintes médailles ? Dîner chez les notables ? Toujours la même histoire : soit y’a les sous, soit la noblesse, mais à force de n’avoir pas de sous, la noblesse vient à manquer de noblesse et à force de n’avoir pas de noblesse, les sous y’en a jamais assez. Ma sœur, enfant déjà elle était mièvre. Pas une once de vulgarité en elle pour la fille d’un marchand de sardines, on y a vu un mérite, mais il n’y avait que de la mollesse, et pieuse avec ça, mais sans crise mystique, sans crise, à toute heure fourrée chez nonnes, à l’église, aux œuvres… Lave, lave seulement, va, l’odeur restera et celle du poisson n’était pas chez notre père la pire. Si Dieu vomit les tièdes, elle a dû lui passer par la gueule tous les jours depuis cinquante ans. Il la renvoyait chez elle (on l’entend rire). Elle a fait un beau mariage, le nom que mon père lui a acheté fait penser aux romans à l’eau de rose. Moi, j’avais du tempérament. Du tempérament. Ce mot c’est une claque sur les cuisses d’une petite fille dont on a relevé la robe. Mon père avait conservé ses anciens amis, là où y’a de la gêne, il n’y a pas de plaisir. Avec les notables, il le disait sans la claque. Celle-là, c’est autre chose, elle a du tempérament. Il comptait me vendre à haut prix, comme une pouliche sauvage, mais qui pourrait se mater à la longue, à la dure, avec la bénédiction de toute la bonne société, l’ancienne et la nouvelle, au moins d’accord sur un poing. Un poing avec un g, je veux dire, et une chevalière à armoiries, la même que celle que portent les macs et les gangsters, finalement. Bref, je n’allais pas rester là pour voir ça. D’où Dick Duroy. Les hommes du genre de mon père il vaut mieux leur tenir tête de très loin. J’avais suffisamment lu pour savoir que si tu veux voyager loin, mieux vaut ne pas être une demoiselle en péril. J’ai filé à l’anglaise en empruntant les habits du jardinier trois ans avant la parution de Lady Chatterley (on l’entend respirer lourdement), ce n’est pas exactement la vérité, d’accord, mais en comparaison des tissus de fadaises que j’ai pu signer Dick Duroy, ça y ressemble. Et puis c’est vieux tout ça. (Un temps) Et je suis vieille aussi. Et fatiguée. Ne faites pas cette tête, mon amour, je sais que je suis une belle vieille fatiguée. (J’imagine qu’elle tend la main vers son visage, qu’elle touche sa joue) Je continue… Dick Duroy… Ce nom fantoche c’était un crachat à la gueule de mon père. Chaque fois que je me présentais, avec une poignée de main énergique, je lui crachais à la gueule. Ça m’a fait plaisir longtemps. Un plaisir secret, comme des dessous chics sous un treillis. Je suis arrivée en Afrique du Nord, c’était le désert qui m’attirait. Pas comme vous, pour la petite sensation, je voulais avoir la paix. J’apprenais facilement les dialectes : j’avais la tête farcie de tous ceux qu’on parlait à Paris, ce n’était pas si différent. Les sons gutturaux de l’Arabe, d’autres crachats, au début. Mais dans les dialectes, enfin, je disparaissais. On parlera de ça une autre fois. Je veux parler du désert. J’ai cru que je resterais là-bas, sans bouger, que je deviendrais une pierre et quelquefois c’est arrivé, mais il fallait manger, rester un homme et pour se faire soudoyer une ou deux personnes qui savaient que je ne l’étais pas et qui pouvaient assoir ma virilité auprès d’une tribu ou d’une administration. Bref, il fallait de l’argent et de l’argent qui arriverait si on me volait mon argent. Donc, Dick Duroy. Des piges exotiques pour des journaux, des récits de voyages complètement bidonnés : Dick allait partout, aux Indes, à Java, en Terre Adélie, chez les Inuits, tandis que je ne bougeais pas des alentours du Sahara français, comme dit le chocolat Pupier. Personne bien sûr ne croyait que Dick Duroy était un vrai nom, mais qu’il ait une sœur, pourquoi pas ? Du moment que personne ne doutait qu’il soit un homme, c’était mon plaisir de porter son nom en papier mâché. Dick Duroy : héros à la gomme (on l’entend rire, un rire graveleux). Au début les enfants c’était pour ça, par intérêt, pour parachever le déguisement. Tout le monde pensait que Dick Duroy était porté sur les petits garçons. Y’avait qu’un homme pour se taper des gosses de huit, neuf ans, si petits qu’on aurait dit qu’ils en avaient six. Vous avez pensé ça aussi. Ne faites pas non. Vous êtes simplement vexé d’avoir donné tête la première dans mon panneau. Les gosses faisaient le gros des échanges avec les autres, je me cachais derrière elles. Ça a toujours été des filles. À Kafila c’était une fille aussi. Habillé en garçon, comme moi. Indéfectible loyauté du mensonge commun. Je raconterai ça aussi. Chacune d’entre elles. (On l’entend bâiller, puis tousser) Une prochaine fois. Je veux parler du désert avant qu’on arrête pour cette nuit. Je ne suis pas fatiguée. Si, je suis fatiguée, mais pas encore assez pour arrêter. J’ai tout de suite eu le tour de main avec les chameaux. Enfant, on raconte qu’on me retrouvait le matin aux écuries, au chenil. Je ne suis pas sûre que j’étais somnambule. Peut-être seulement méfiante. Je ne me souviens plus, plus du tout. Avec les chameaux, je voyais… où le bât blessait (on l’entend sourire en parlant). Avec les chameliers aussi, bientôt, il faut reconnaître qu’ils se ressemblaient comme dans les vieux couples. Surtout j’avais pas mal de drogues en tous genres sur moi. On ne fouillait pas Dick Duroy quand tout un groupe de bicots était à disposition… Dick Duroy affichait un parfait dédain envers les autochtones dès qu’un colon traînait dans le secteur. Ou distant, très distant, Dick Duroy. J’étais une caverne d’Ali-Baba qu’ils pouvaient emporter partout avec eux : à la moindre alarme, et on voit loin dans le désert, je planquais tout dans mon bivouac. Tout ? Tout ce qu’il y avait à planquer. (Ici l’enregistrement s’interrompt brusquement. La bande n’est pas achevée. La suite a été enregistrée cinq jours plus tard). Cette caravane-là, j’y ai pensé souvent (on l’entend qui fume). Kafila… de la vallée du Drâa jusqu’aux portes d’Essaouira. Oui, je pensais à vous (on l’entend qui rit doucement), le petit docteur en quête de sensations… (on l’entend tousser). Non, je mens. Si on fait ça, là, c’est pour (on l’entend qui inhale) la vérité. Ah ! Ah ! Oui, à cette époque je ne pensais pas à vous. C’est quand je suis tombée malade, au moment où je pouvais encore jouer avec l’inquiétude du temps qui reste, quand ça n’était pas encore trop spectaculairement désagréable, que j’ai pensé à vous. Vous m’êtes revenu à l’esprit et vous vous êtes installé là. Pas tellement les souvenirs… à part la beauté de vos mains, le bloc de vos hanches, oui je dis la vérité, et ces cheveux si puissants qui vous poussent sur le front comme des arbres. Surtout, je me demandais ce que vous deveniez. Je voulais le savoir. Avec la maladie, c’est devenu très important de le savoir (on entend son briquet), rien qu’une bouffée, pas une complète, une bouffée… Vous la voulez ? Regarde, je l’écrase à regret (on l’entend qui rit dans une quinte). Vous étiez le seul collègue en qui je pouvais avoir confiance. (Un temps) non, on continue, on n’a pas toute la vie… Pardon, pardon, je reviens à nos moutons : je ne précise pas, vous voyez immédiatement de qui je parle, c’est si routinier la caravane, le grand bouquetin et le mouton rusé. Vous ne vous attendiez pas à ça, une telle routine… et puis ils sont arrivés. Vous vous rappelez, le grand, comme il portait l’autre ? Osmin, oui, ça n’allait pas ce prénom avec cette montagne d’homme. Enfin, ce n’est pas Dick Duroy qui allait lui chercher des noises. Et l’autre, il se faisait appeler Selim la dernière fois que je l’ai vu, mais je n’y crois pas, il est espagnol… Non, pas à la caravane, à Paris. Ils sont revenus à la caravane ? Je pensais qu’ils avaient profité de l’étape à Ouarzazate, comme moi, pour filer. Je les ai revus bien plus tard, ailleurs. Je ne raconte pas aujourd’hui. Je dois ménager mes effets si je veux que vous continuiez à m’enregistrer avec intérêt. Sinon, vous allez me laisser seule avec cette satanée machine et aller promener le chien. Le chien que vous devriez avoir. Moi j’avais prévu un chien dans votre panoplie de Scottish Doctor en campagne. Vous devriez en essayer un, pour voir. (…)
*En français dans le texte