Pétrifiée. Il n’y a pas d’autre mot pour tenter de dire. Dire ce qui se produit en elle. À l’arrêt, comme un chien. Au milieu de quoi. Au milieu de rien. Et lâcher tout. Tout ce qui est elle, ou qu’elle croit tel. Et rester au bord. Ne pas faire un pas vers. Ne pas reculer non plus. Elle ne voit pas vraiment. Elle croit voir. Des bouffées de vision. Quelque chose d’irréel. Comme arrivé là par un vent de tempête. Un de ces vents qui n’apportent rien de bon. Peut-être une simple rafale. Mais qui aurait réuni des mondes qui ne se côtoient plus depuis longtemps. Un aperçu d’un arrière-monde. Elle reste plantée là, fossilisée. La tête rigide. Le regard fixe. Au-delà de ce qui est. La peau aussi tendue qu’un arc. Les bras le long du corps, raides. Les mains figées. Serrées autour de la stupeur. Les ongles striant la peau de la paume. Le cœur qui palpite, bat dans le désordre. Les battements du cœur à la limite. Du supportable. Elle s’accroche comme elle peut. Les jambes tiennent sur la terre. Les pieds ne faiblissent pas. Le dos ne courbe pas. Pas encore. Son corps semble paralysé. Mais elle reste droite. Ses épaules ne plongent pas. Les genoux soudés. Ses pieds bien ancrés dans l’horizontalité d’un sol ne frémissent pas. La nuque est en sueur. Le front est perlé de gouttes lui aussi. Cela dure une seconde. Cela dure une minute. Cela dure une heure. Le temps est incertain. L’esprit est en errance. À ne plus savoir le jour ou la nuit. Le ciel à la brune ou rosé. Elle est là, devant. Elle est dans l’attente. Entre deux instants. À attendre quoi? Le temps est en fuite. Elle, elle ne peut fuir. Pétrifiée, elle est. Entre deux vies. Rien ne se passe et tout arrive. Elle est traversée. L’instant est tenu par une main invisible. Même le vent est suspendu. Tout est interrompu. L’air, les sons, le souffle. L’effroi de l’instant. L’instant de l’effroi. Une trouée dans le temps. Le jour biffé net. Perdu peut-être. Ailleurs, c’est sûr. Et porteur d’éclat. Insoutenable. Mais elle soutient la vision. Elle ne baisse pas le regard. Ses yeux sont fixes. Mais vifs. Elle voit. Elle sait l’impossible de sa vision. Mais elle voit malgré tout.
Nul Virgile pour protéger de la vue et poser ses mains sur ses paupières. Comme Dante, son esprit est durci, calcifié, plongé dans une opacité, troublé, ainsi que dans les maladies de l’âme, comme neutralisé, dans un état second, entre le pourpre et le noir, couleur de sang, marqué par le sang, dans une minéralisation des pensées. Elle est tout à la fois Dante à la venue de Méduse dans les strates de l’enfer, Niobé pétrifiée de douleur en retrouvant tous ses enfants tués, ou la femme de Loth changée en statue de sel pour avoir regardé derrière elle, ou sans doute d’autres qu’elle ne sait pas, ou bien un troll figé lui aussi en pierre lorsque nait la lumière du jour. Et Orphée peut-être aussi lorsqu’il perd Eurydice pour la seconde fois. Et quand on se tient dans cette immobilité dure, il y a comme un bruissement intérieur qui maintient en vie, comme une eau qui coulerait avec un murmure de langue, mais sans mouvement de lèvres. Une pulsation pour qu’être soit encore possible. Un oiseau traverse l’espace, un freux sans doute à la recherche de ses compagnons de vol, partis depuis longtemps. Le croassement rauque et grave d’un corbeau strie l’instant. Les yeux emportés par la vision tentent, peu à peu, de reprendre un cadre de vue qui se conforme à une réalité, et non à cette hallucination, ce mirage qui l’a possédée. Lentement le sang circule à nouveau dans ses veines, lentement ses muscles se remettent à fonctionner. Ses mains se dénouent, sa nuque perd de sa rigidité, ses épaules se redressent, ses pieds se soulèvent, ses jambes se meuvent encore un peu tremblantes, le souffle circule à nouveau par ses narines blanches. Tout son corps retrouve un peu de souplesse. Son cou tourne de droite à gauche avec lenteur pour vérifier que tout fonctionne encore. Elle récupère l’esprit de son corps au milieu des choses immobiles qui reprennent vie elles aussi à leur tour, même si une angoisse étouffée règne encore entre les feuillages qui la cernent.
Elle n’a pas encore les mots pour dire. Et sans doute ne les aura-t-elle jamais. Ou alors des mots de rouille, huilés de gouttes de sang. Elle commence juste à penser que peut-être son étrange venue jusqu’ici, que certains jugeraient folle, vient de prendre une autre direction. Certes, ce n’était pas sa première vision. Mais les autres circonstances où ce quelque chose d’étrange lui était advenu, cela aurait davantage pu se nommer prémonition. Et elles n’avaient pas été si nombreuses non plus. La première fois, elle avait un peu plus de dix ans, c’était au mois d’août, le 11 précisément, lorsque dans sa bouche s’insinua un goût de sang métallique, à l’heure précise où son grand-père lâchait son dernier souffle à plusieurs kilomètres d’elle. Quelques années plus tard, sur la mezzanine d’une librairie qu’elle fréquentait régulièrement, elle vit son frère entrer au rez de chaussée alors qu’il étudiait dans une autre ville, à plus de 500 kilomètres, et ce n’était pas lui bien sûr, mais lorsqu’elle rentra chez elle, il venait juste d’arriver chez ses parents, réjouis de cette visite surprise. Une autre fois, encore plus tard, son compagnon lui dit qu’il avait une mauvaise nouvelle à lui annoncer, elle ne le laissa pas parler, et dit simplement qu’elle ne voulait pas qu’il lui apprenne la mort de Barbara car elle ne le supporterait pas et éclata en sanglots: on était le 24 novembre 1997. Rien de tout cela ne portait à conséquences. Elle était juste un peu ébranlée, inquiète aussi. Mais là, c’était un peu différent. Il ne s’agissait pas d’entrevoir quelque chose en train d’advenir. Puisque c’était déjà arrivé, il y a longtemps. La scène s’était juste figée devant elle. Une scène qui appartenait au passé. Une scène qui s’inclurait volontiers dans l’entrelacs des récits de l’Enfer.
Alors elle pénétra cette âpre profondeur.