L’enfant est planté devant l’armoire à confitures. Ça pue la choucroute rance. L’enfant est planté devant son assiette. Ça pue. Tu dois finir. L’enfant est planté. La choucroute pue. Tu dois finir ton assiette. L’enfant se bouche le nez. La confiture, il faut choisir la confiture, pas la choucroute. C’est la choucroute qui pue, pas la confiture. L’enfant est planté devant l’armoire à choucroute. Il est planté, l’enfant. C’est une armoire à confitures, pas à choucroute. Il est planté devant l’armoire à confitures dans la cave de derrière. Devant, il y a l’armoire et derrière dans tonneau il y a la choucroute. Ça macère, ça fermente, ça rancit, ça pue. L’enfant ne veut pas finir son assiette. Ce n’est pas qu’il ne veut pas, c’est qu’il ne peut pas, c’est plus fort que lui, la choucroute dans l’assiette c’est celle du tonneau dans la cave de derrière, celle qui macère, qui fermente et qui pue, il ne peut pas, l’enfant, ça ne descend pas, il a envie de vomir, mais tu dois finir, tu ne sortiras pas de table avant d’avoir fini, tu dois finir ton assiette de choucroute rance, tu racontes n’importe quoi, elle n’est pas rance, cette choucroute, elle est très bonne, tu veux que j’appelle le camion ? L’enfant est planté devant l’armoire à confitures, il se bouche le nez, il essaie d’imaginer comment ça sent, la confiture, celle aux abricots, la casserole, le sucre, la spatule en bois qui tourne dans la casserole, la main de maman sur la spatule et l’odeur que ça a, l’odeur de choucroute rance, parce que l’enfant n’est pas dans la cuisine, il est dans la cave de derrière et ça pue la choucroute rance et la maman élève la voix, le camion, c’est pour l’Afrique parce que là-bas ils ont faim et ils ne sont pas pénibles comme toi, alors on appelle le camion pour l’Afrique, on te met dedans et on prend à ta place trois petits noirs qui crèvent de faim, ils feront moins les pénibles, eux. L’enfant est planté devant l’armoire, devant son assiette, devant la confiture, devant la choucroute, il ne veut pas aller en Afrique, l’enfant, il veut aller en Amérique, l’enfant, mais il n’y a pas de camion pour l’Amérique parce que les enfants d’Amérique ne crèvent pas de faim, ils bouffent des hamburgers à longueur de journée, les enfants d’Amérique, et ils enflent, on dirait des ballons tellement ils sont gros, les enfants d’Amérique, mais les enfants d’Afrique n’enflent pas, ils fondent, ils n’ont que la peau et les os, il a vu des photos, l’enfant, des enfants d’Afrique, il a vu des mouches autour des yeux des enfants d’Afrique, il a vu les côtes et les bras avec les os comme s’ils traversaient la peau, il a vu les enfants d’Afrique assis par terre avec des yeux qui font la moitié de la tête, des yeux immenses avec des mouches dans les coins, des yeux qui ne pleurent pas, alors que lui, l’enfant, devant l’assiette de choucroute, il pleure, il ne peut pas faire autre chose que pleurer parce qu’elle a raison, ils ne se plaindraient pas, les enfants d’Afrique, d’avoir de la choucroute à manger, même de la choucroute rance ils ne se plaindraient pas, alors il se dit qu’elle a raison, il faut m’envoyer en Afrique et me remplacer par trois enfants de là-bas, comme ça ils ne mourront pas de faim et moi oui, mais l’enfant a peur, il ne veut pas mourir de faim, il a mangé le saucisson et le lard et les pommes de terre, il a tout mangé sauf la choucroute mais pas question de sortir de table avant d’avoir fini ton assiette, cette fois on ne cèdera pas, mais lui non plus ne cèdera pas, tant pis pour les enfants d’Afrique, ce n’est pas de sa faute à lui s’ils crèvent de faim, les enfants d’Afrique et il faut qu’il se décide, l’enfant, qu’il ouvre cette armoire et qu’il choisisse une confiture, il faut qu’il pense à la casserole, au sucre, à la spatule, mais ça pue la choucroute rance et le camion va venir, des hommes armés vont en sortir, il vont lui passer les menottes et ils vont l’emmener en Afrique mourir de faim, mais lui il veut aller en Amérique, lui il veut bien manger que des hamburgers et enfler jusqu’à éclater comme un ballon quand on le pique avec une épingle, lui il veut bien n’importe quoi tant qu’il n’y a ni choucroute ni camion, lui il veut bien aller à moto, à cheval, à pied même il veut bien aller, ou en bateau ou en jeep ou tout ce qu’on veut sauf en camion pour l’Afrique. Il y a une route en Amérique, elle a un numéro, cette route, c’est 66 le numéro, et sur cette route, on roule en décapotable et on s’arrête faire le plein dans des stations-service au milieu du désert, parce qu’il y a des déserts en Amérique, comme en Afrique, mais dans les déserts d’Amérique on ne meurt pas de faim et on n’est pas obligé de manger de la choucroute rance qui pue comme dans cette cave où l’enfant reste planté devant l’armoire des confitures. En Amérique il y a une ville au milieu du désert et c’est Sin City, ça veut dire la ville du péché, la ville du mal, la ville de la choucroute rance qui pue, Las Vegas, c’est le nom de la ville, et l’enfant veut aller à Las Vegas, parce que non, ce n’est pas vrai, il n’y a pas de choucroute qui pue à Las Vegas, il y a des machines à sous et on peut devenir très riche à Las Vegas rien qu’en tirant sur les manettes des machines à sous, on peut devenir plus riche que si on trouve de l’or au fond des ruisseaux, à Las Vegas, Sin City, la ville du péché, la ville du mal, mais le mal c’est le camion, le mal c’est l’Afrique et c’est cette odeur de choucroute rance dans la cave de derrière où l’enfant reste planté et s’il restait planté là, dans la cave derrière devant l’armoire à confiture, pour toujours, jamais il ne pourrait aller en Amérique, l’enfant, jamais il ne deviendrait milliardaire à Las Vegas, il resterait planté là comme une statue, le nez rempli de cette odeur de choucroute rance à essayer de sentir d’autres odeurs mais l’argent n’a pas d’odeur, Las Vegas non plus, ce qui a de l’odeur c’est cette choucroute en train de pourrir dans ce tonneau et lui à côté, l’enfant, il est aussi en train de pourrir, parce qu’il reste planté là, dans l’humidité de la cave de derrière à essayer d’imaginer ce que c’est que l’odeur de l’Amérique, est-ce que ça pue comme la choucroute rance l’Amérique, est-ce que ça sent bon comme la confiture aux abricots ou aux cerises ou comme la gelée aux coings, l’Amérique, est-ce que ça sent la friture et le hamburger, sûrement que ça sent la friture et le hamburger, l’Amérique et le désert, qu’est-ce que ça sent le désert, il voudrait savoir, l’enfant, ce que ça sent, un désert, il se dit que ça doit sentir le chaud, un désert, mais le chaud, c’est n’est pas une odeur, ça doit sentir le sec, un désert, on ne peut pas faire rancir et fermenter et pourrir de la choucroute dans un désert, parce que c’est sec, un désert, et la choucroute, c’est humide, c’est moite, c’est mou, c’est puant, la choucroute, ça te plante devant l’armoire à confiture dans la cave de derrière, la choucroute, mais dans un désert, la terre est trop dure pour creuser des caves, un désert, c’est un monde où la choucroute n’existe pas, alors oui, il est d’accord d’aller en Afrique, l’enfant, parce qu’en Afrique, il y a encore plus de désert qu’en Amérique et que dans le désert, peut-être bien qu’il fait chaud, peut-être bien qu’on meurt de faim, peut-être bien que ça sent pas toujours la rose, parce que les roses ne poussent pas dans un désert, ça sent le cactus, un désert, et les cactus, ça ne sent rien, et si ça ne sent rien, au moins ça ne pue pas la choucroute rance et l’enfant, tout ce qu’il veut, c’est échapper à la choucroute, tu peux appeler le camion, maman, tu peux m’envoyer en Afrique, tu peux me remplacer par trois petits noirs, tu peux faire tout ce que tu veux, maman, mais mon assiette, jamais je ne la finirai, parce que la choucroute, ça pue.
Très beau texte. Complètement embarqué par ce dialogue intérieur, par ce cheminement de pensée, par l’évolution des idées. Vraiment retourné. Même si je préfère la choucroute à la confiture.
Merci beaucoup ! (et moi aussi j’aime la choucroute).
Très beau, très musical. Ich esse meine Suppe nicht! Meine Suppe ess’ ich nicht!
Merci beaucoup ! (je ne connaissais pas l’histoire de la soupe)