Regarder par la fenêtre. Elle se rend compte que c’est une activité qu’elle a pratiqué en continu du plus loin qu’elle s’en souvienne. Vers ses cinq, six ans déjà, elle regardait de la fenêtre du deuxième étage les autres enfants jouer dehors, ces enfants qu’elle aurait aimé rejoindre, ce à quoi ses parents, par peur, ne consentaient pas. Plus tôt que cela encore, elle regardait de la même fenêtre un petit train à vapeur qui passait à quelques dizaine de mètres en contrebas pour une destination inconnue d’elle à cette époque, déjà un train qui passait au bas d’un immeuble, un immeuble de seize étages, le plus haut immeuble du voisinage et que les gens appelaient familièrement « la tour », rien à voir avec ces immeubles de verre qu’elle avait face à elle en cet instant, c’était un immeuble en béton dont le revêtement était constitué d’immenses plaques sur lesquelles étaient fixées des sortes de galets qui conféraient à l’ensemble un aspect grisâtre. Elle se souvient d’une seule fois où elle a vu passer ce train, même si elle l’a peut-être vu passer plusieurs fois, car peu de temps après, étant donné qu’il se situait à la périphérie de la ville dans un quartier résidentiel, il a été supprimé et son tracé a été remplacé par une promenade dite «la promenade verte », les gens des alentours disant, quant à eux, qu’ils allaient se promener dans le chemin de fer. Dans cette même chambre encore, plus tard, tandis qu’elle étudiait à son bureau avec vue sur le pont qui passait au-dessus du chemin de fer, elle voyait une maison juste au-delà du pont qui la faisait rêver d’un ailleurs, car oui, que fait-on d’autre en regardant par la fenêtre que de réfléchir ou rêver, rêver d’un ailleurs, comme quand elle regarde par la fenêtre de la chambre d’hôtel et qu’elle voit le ciel se refléter dans les vitres des immeubles d’en face et qu’elle se laisse absorber par les volutes qui s’y dessinent comme par autant d’univers parallèles, et cet ailleurs qu’elle voyait était à mille lieues de la ville, c’était une maison ancienne entourée d’arbres dont une des petites fenêtres de la façade à front de rue dans le prolongement du pont était ornée d’un rideau au crochet qui lui donnait un air bucolique, déjà elle rêvait de ça, de maisons à la campagne, d’être loin de la ville, de se rapprocher de la nature, de vivre en osmose avec elle sur des terres rudes, mais ça n’était jamais resté qu’un rêve, un rêve qu’elle a encore aujourd’hui, on dit qu’il faut avoir des rêves et qu’ils ne doivent pas forcément se réaliser. Donc, oui, regarder par la fenêtre et rêver ou réfléchir, c’est ce qu’elle est en train de faire en cet instant précis, elle regarde les immeubles d’en face, le ciel bleu qui s’y reflète, songe aux innombrables photos de reflets dans des immeubles vitrés qu’elle a déjà faites et aux fenêtres auprès desquelles elle s’est déjà tenue ainsi. On peut dire que dans une vie il y a des fenêtres qui ont compté et d’autres pas, celle de son enfance, bien sûr, est à ranger dans la première catégorie. Par contre, il y en a de nombreuses autres dans des hôtels de passage, où elle y a juste regardé pour voir la vue, sans véritablement s’y attarder, aucun rêve ni réflexion ne se sont présentés à son esprit dans ces chambres-là et il lui semble, maintenant qu’elle y pense, se rendre compte qu’elle ne parvient à rêver ou réfléchir auprès d’une fenêtre que dans un lieu où elle se sent bien. La plupart des chambres d’hôtel où elle a eu le temps de réfléchir sont des chambres d’hôtel où elle s’est retrouvée seule et même si elle n’y ressentait pas d’anxiété particulière, le fait d’être seule ne lui permettait pas de se détendre suffisamment que pour susciter le rêve ou la réflexion. Ici pourtant, elle est dans une chambre d’hôtel et elle est seule, oui, mais à la différence des autres chambres d’hôtel, dans celle-ci elle se sent en quelque sorte chez elle puisque cette ville est la sienne et si elle regarde par la fenêtre, elle a autour d’elle un environnement familier. Mais en réalité, regarder par la fenêtre, comme elle le fait en ce moment, n’est-ce pas aussi regarder au-dedans de soi, car ce que nous voyons ne se trouve pas seulement à l’extérieur, on ne distingue pas uniquement les reflets dans la vitre d’en face, on perçoit aussi son propre reflet dans la vitre qui fait écran entre soi et le monde, oui c’est notre propre reflet que la vitre nous renvoie et peut-être est-ce aussi pour cela que nous passons beaucoup de temps face à des fenêtres, c’est ce qu’elle est en train de se dire alors qu’elle se tient là devant la large fenêtre de cette chambre d’hôtel tout à fait quelconque, pareille à toutes les autres chambres du même hôtel, totalement interchangeable, c’est un moment d’introspection, un moment de soi à soi que l’on passe ainsi en se donnant l’impression de faire quelque chose au lieu de rester inerte dans un fauteuil à rêvasser. Et ce reflet dans la fenêtre, peut-être nous convient-il ou ne nous convient-il pas, peut-être nous plaît-il ou ne nous plaît-il pas. Il se peut que la durée de temps passé devant une fenêtre soit proportionnelle à notre degré d’adéquation avec le reflet de nous-mêmes que nous renvoie la vitre. S’il nous plaît, nous n’aurons pas besoin de nous éterniser devant la fenêtre, si notre but, en nous tenant devant elle, est de l’examiner pour tenter de l’améliorer. Et puis se dire aussi que le reflet que nous renvoie la vitre peut-être différent que celle-ci soit située en ville ou à la campagne, comment la ville ou la campagne participent de ce que ce reflet nous renvoie de nous-mêmes. Ce qu’elle ressent dans cette chambre qui est un cube au milieu d’une infinité d’autres cubes identiques insérés dans la trame qui constitue les strates innombrables de la ville, c’est qu’elle fait partie de ce tout comme une fourmi dans une fourmilière, une abeille dans une ruche, ou encore une cellule dans un être vivant mais dont l’absence ne changerait rien à la fourmilière, à la ruche ou à l’être vivant, car ils font partie de leur essence même. A la différence toutefois de la fourmi, de l’abeille ou de la cellule, elle ressent aussi, lorsqu’elle creuse un peu trop, une sensation d’écrasement et d’étouffement. Penser, imaginer ce qui se passe dans les autres strates de la ville est une activité à laquelle elle se livre une grande partie du temps quand elle pense la ville, comme d’imaginer ce qui se passe en surface lorsqu’elle est dans le métro, ou sous terre lorsqu’elle est en surface, elle visualise les couches de gens cloisonnées et superposées les unes aux autres, elle les voit se mélanger, parfois passer d’un cube ou d’une bulle à l’autre, vers le haut ou vers le bas ou sur les côtés. La veille au soir, jour de son arrivée, en parcourant le couloir en direction de sa chambre, elle n’a pu s’empêcher de se demander si elles étaient occupées et par qui, elle n’a croisé personne, mais à 22h30, elle a par réflexe regardé l‘heure sur la télé accroché au mur, elle a entendu des cris et des gémissements, à l’évidence des ébats amoureux, qui semblaient venir de la chambre en dessous de la sienne et dans la chambre de droite elle a entendu des bruits de pas rapides et étouffés par la moquette, comme quelqu’un qui fait les cent pas et une voix de femme qui parlait sur un ton d’invective sans qu’aucune réponse ne suive. A regarder son reflet dans la vitre, elle se sent happée dans une réflexion qui commence à échapper à son contrôle, à regarder les rails en contrebas qui s’engouffre dans les entrailles de la ville, elle se sent comme engloutie dans une peinture d’Edward Hopper, dans une ville d’âmes esseulées et isolées, d’âmes perdues dans l’errance et le ressassement. Soudain elle se retourne, voit son appareil photo, qu’elle avait posé sur la table en formica, elle s’en saisit, prend son sac à dos et sort de la chambre.