Suite directe du texte de ma #P10: le bureau du Commandant
Une fois le lieutenant Rive sorti de son bureau, Ribot s’autorise enfin un sourire amusé. Il se souvient de ses jeunes années, lorsqu’il était aussi ambitieux que le petit Jérôme, en moins incisif tout de même. Ça ne l’avait pas empêché de devenir le chef de la brigade territoriale. Bien sûr il aurait pu accéder au niveau départemental, voire même régional, mais il avait préféré rester chez lui, sur le canton de Longuevielle, là où il avait toujours vécu, comme la plupart des ses collègues qui sont du coin. Tout le monde se connaît ici et ça donne un sacré avantage sur le terrain, à la fois pour parler avec la population et pour faire jouer les leviers de la communauté : le petit jeune arrêté pour excès de vitesse ou qui a un peu bu, tout le monde va le regarder différemment après, soit en lui disant qu’il a déconné, soit en le reconnaissant comme faisant partie de ceux qu’il faut surveiller dans leurs abus… et ça se régulera au fil des mois. Pareil pour le voisin hargneux qui ne veut pas céder pour refaire sa clôture alors qu’elle est de son côté sur le cadastre… tout se sait et tout se discute, sinon on se fait exclure : ça assouplit les plus récalcitrant.
L’affaire Demaine c’était autre chose… Il n’était pas beaucoup plus âgé qu’elle à sa disparition et on était passé de l’inquiétude à l’incompréhension : pourquoi vouloir partir sans laisser de traces ? Il avait toujours soupçonné Carneau d’avoir été violent avec sa fiancée, mais ses collègues — et en particulier le Capitaine Freuchot — n’avaient pas voulu écouter son intuition. Il répétait toujours « On n’est pas là pour faire dans le sentiment, Ribot, sinon faites coiffeur ! ». Et toute la brigade rigolait de ce rire gras et misogyne, pour ne pas dire homophobe. Heureusement, les temps changent, et même dans cette foutue campagne la gendarmerie accueillait de femmes et des homosexuels sans que cela ne pose de problème à personne. Le chef Freuchot, paix à ses mânes, doit s’en retourner dans sa tombe, mais c’est ça l’ouverture d’esprit, merde. C’est d’ailleurs pour ça que Freuchot n’avait jamais été promu ailleurs que sur le canton : trop brut de décoffrage, trop bas de plafond, trop gendarme-de-base.
Ribot sent toute la frustration de cette affaire remonter dans ses tripes. Ça le met en colère, cette même colère qui lui a servi de moteur pendant toute sa carrière. Il reprend sa tasse pour la déposer derrière lui, à côté de la machine, celle que ses enfants lui ont offert il y a quelques années en lui disant d’arrêter de boire du jus de chaussette, à ton âge quand même. Le café est serré, il a fini par s’habituer, plus par loyauté envers ses enfants que par goût. On se fait à tout, paraît-il. Il se demande maintenant comment une mère pourra se faire à la mort de son enfant. Comment Mélanie réagira lorsque la police débarquera chez elle, la cueillant au moment où elle part travailler ou la réveillant — allez savoir. Croira-t-elle que c’est fini, on l’a retrouvée, on a découvert où elle se cachait depuis toutes ces années ? Voudra-t-elle faire croire qu’elle n’est pas la Mélanie Demaine qu’on a tant attendu ? Puis elle entendra les hommes en bleu lui dire qu’ils ont une mauvaise nouvelle, que son fils a été retrouvé mort dans un accident de la route. Elle ne voudra pas y croire, elle dira c’est une erreur avant de s’effondrer en larmes. Ou non, elle attendra qu’ils soient partis pour le faire. Mais ils ne partiront pas tout de suite. Ils lui annonceront qu’elle est attendue sur les lieux pour reconnaître le corps. On lui dira le nom de la ville, celle par laquelle elle a dû passer pour fuir Longuevielle. Cette ville dont elle abhorre le nom les rares fois où elle l’entend. On ne lui dira pas qu’elle sera également interrogée dans le cadre de sa disparition voilà bientôt trente ans, on n’aura pas besoin de lui dire, elle s’est préparée à ce jour pendant toute sa nouvelle vie. Elle savait que ce jour arriverait, mais pas comme ça, pas en perdant son enfant. Chez le commandant la colère a laissé place à la tristesse : aucun parent ne devrait voir son enfant mourir. Il se prend à demander à on ne sait qui que cela ne lui arrive jamais. Ses enfants sont adultes maintenant, mais il a tant pensé à tout ce qui aurait pu leur arriver plus jeunes. Dans le métier on en voit des choses horribles. On fait tout pour ne pas penser que ça pourrait nous arriver mais c’est de la façade. Si ça tombait seulement chez les autres, ça n’arriverait pas si près de chez nous, ça n’arriverait qu’au loin, dans des contrées inaccessibles. Ce serait pratique et rassurant… mais c’est faux : on est tous à la même enseigne sur cette Terre.
Il attrape le rapport préliminaire de ses subordonnés et y trouve l’acte de naissance du jeune gars. Quel gâchis ! Il entre le nom de la mère dans le fichier central : rien, aucune infraction. Domiciliée en Seine-Saint-Denis, elle n’avait donc pas tant bougé que cela. Il décroche son téléphone fixe, antique survivant d’une gendarmerie numérisée, reprend son masque de gendarme de métier et appelle le central pour qu’on lui passe les collègues de Bobigny. Il attend. On décroche. Bonjour Commandant. Oui, Madame Demanie sera prévenue de la mort de son fils et de la nécessité d’aller reconnaître le corps dans les plus brefs délais. Oui on vous rappelle pour lui dire dès que cela est fait. Oui on lui transmet votre numéro de téléphone portable en lui disant de vous appeler dès qu’elle est en chemin pour qu’on l’emmène à la morgue. Oui on lui dit que c’est probablement un accident mais qu’une enquête vient d’être ouverte. Bien sûr on ne lui donne pas les détails, puisqu’on ne sait pas. Oui merci. A vous aussi bon courage. Le combiné claque sur son support malgré la délicatesse qu’il a prise pour le reposer. Il regarde à nouveau le dossier posé sur son bureau. Quel gâchis…
De l’autre côté des vitres les hommes de l’équipe de jour sont arrivés. Il déploie sa carcasse et se dirige vers l’open-space pour le brief. Personne ne mouftera lorsqu’il annoncera faire l’enquête lui-même avec Rive, ce dernier regardant ses rangers sans fanfaronner. Bien… il apprend vite le petit, on en fera quelque chose, pour sûr. Il répartir les autres tâches de la journée et bon courage. Chacun vaque à ses occupations, sauf Rive, un peu décontenancé qui retourne à son bureau, sans savoir à qui parler. Ribot le laisse mariner une ou deux minutes avant de l’appeler pour partir aller interroger les témoins.
Codicille : je ne réponds pas vraiment à la consigne malgré la présence de celle-ci dans ma tête pendant tout le temps de l’écriture… alors je le mets là et vais essayer de me perdre un peu plus loin sur d’autres détails. Difficile pour moi de me détacher du fil de mon histoire, alors même que j’en avais perdu l’appétence juste avant cette consigne de la L10! Mon esprit de contradiction, sans doute…
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