L#10 : Fumer

Quand a-t-il commencé à fumer ? Cela ne fait pas si longtemps | il se regarde répéter ce rituel : chercher le paquet de Troupes ou de Bastos, en extraire la tige blanche, chercher les allumettes, en protéger la flamme qui vient faire crépiter l’incandescence au sein de la main en coque | il inhale la fumée chaude dans l’air brûlant | brûlure sur la brûlure | se demande une seconde l’intérêt pratique de cette double consomption | brasillement | transmutation la fumée soufflée doucement qui fait de lui un manchon à plaisir | la fumée transforme la réalité en quelques secondes de petite mort | il expire il veut la mort de ce qu’il vient de vivre comme un anéantissement | ça passera ironiquement par les cigarettes Bastos histoire de ne pas oublier qu’on n’échappe pas aux balles | la cigarette est plus lente à tuer mais elle y | fumer en opération nocturne c’est signer son expiration immédiate même si l’envie est là qui taraude | fumer son angoisse | il se demande quel cerveau cynique a pondu le nom de Bastos, comme si les vraies bastos ne se suffisaient pas à elles-mêmes, comme s’il fallait le rappel quotidien de ce nom pour enfoncer davantage les deux syllabes dans la matière grise de son cerveau à lui, ou bien quoi Bastos, la cigarette des soldats ? on lui dit que non, Bastos c’est le nom de l’Espagnol venu fabriquer des cigarettes à Oran, et même à Bruxelles, c’est tout | il n’empêche que l’ironie est présente, Espagnol ou pas | tous les jours à chercher de sa main le paquet rouge, en sentir la rigidité malmenée dans les poches, les angles du paquet à demi racornis | le paquet rouge du corps criblé de balles, justement, des bastos, des vraies qui forent leur course folle à travers la chair et les os, le copain qui se vide de son sang en grimaçant de douleur, d’injustice et d’incompréhension, comme s’il y avait quelque chose à comprendre d’autre qu’obéir aux ordres et éviter les balles, que tenir bon sans sombrer, qu’espérer ne pas être semblable au type à qui on applique un pansement compressif qui rougit bien trop vite, qui ne rentrera pas en France vivant, alors la cigarette sert quelques minutes de fumeux paravent pour masquer tout cela, pour vaporiser les questions, pour tromper l’attente qui résiste et se matérialise en volutes bleues, hors de soi, expulsée comme si déjà elle n’existait plus, déjà loin | chaque cigarette répète l’exorcisme, une Bastos ou une Troupe, sur le paquet il lit et relit 3, avenue du 8-Novembre, Alger, il fume Alger, il recrache Alger, il éthérise le pays et cette guerre | se voit fumer une Gauloise de retour en France, à la fin de la | et le 8 novembre il s’est passé quoi, qu’est-ce qu’on s’en fiche d’ailleurs, fumer comme une méditation, s’arrêter, cesser de bouger, de vaquer, fumer les minutes volées à la guerre | et le Bastos, l’Espagnol naturalisé Français, il est des noms à ne pas rappeler, comme une superstition, remarquez Troupes n’est pas mal non plus, on n’échappe pas à son destin de soldat et de viande, les Bastos rouges le rappellent comme on agite un chiffon | mais Bastos, le nom Bastos, appartient à la clique des mots d’ici, rebelles, terroristes, maintien de l’ordre, mais prononcés là-bas, par les plus hautes autorités, les mots font autorité, au point de se répandre du bureau présidentiel jusqu’au cantonnement le plus sordide du sable saharien, de se propager comme une maladie honteuse, sournoise, qui se révèle par de bénins symptômes et conduit peu à peu à la folie, mots qui contaminent journaux, circulaires, décrets, notes de service, éditoriaux, ordres de mission, bilans médicaux, nécrologies, visites des gendarmes chez les orphelins et les veuves, appelés, gradés, morts pour la France, mais non, ce n’est pas une guerre, pacification, c’est pour ça qu’on est là, pense-t-il, curieux comme ce mot ne laisse sourdre aucune sanie à l’entendre, à le mâcher, c’est un mot-paravent, il pue la charogne, mais ce ne sont que des mots, pourrait-on lui répondre, mais les mots suivent leur course folle pour s’incarner en chair, en os, en peurs, la haute autorité a mâchonné rétablir l’ordre, et l’on a au bout du fusil un homme qui vous met en joue, on appuie sur la détente ou non, exécrant la haute autorité qui vous a envoyé là, précisément pour rétablir l’ordre, sans laisser le temps de la réflexion, de la mise en balance, ce sont deux chairs face à face, deux volontés de vivre pour pouvoir dire encore liberté ou indépendance, dégoût de l’autre et de ses idées mortifères, pense-t-il, il n’est même pas sûr de son bon droit, tous menés par les mots, par le bout du nez si l’on est cynique, dans la plus grande solitude qui soit : mourir ou tuer, les deux vaincus dans le cul-de-sac des mots et des idées, dans l’attente épouvantable de l’anéantissement, chacun espère que l’autre ne tirera pas, que l’autre attendra encore un peu, pense-t-il, que l’autre disparaitra comme par enchantement, après tout les djinns existent, non ?, mais la course obstinée des mots lâchés avant eux des mois, des années, un siècle en arrière, les a placés face à face, en metteur en scène malin et destructeur, alors non, ils n’ont pas le luxe de la réflexion, pense-t-il, mais d’une attente tendue, viscérale, au bord de la disparition de leur propre chair, où viendront se ficher les balles, comme les mots ont fusé dans le temps et dans l’espace, pense-t-il, eh bien les mots sont devenus balles, bastos, matière sonore et métallique et poudreuse, onde de choc, perforations des corps mous, des corps caverneux, des os et des cartilages, des tendons et des muscles, des nerfs, surtout des nerfs, les mots agissent bel et bien, pense-t-il, malgré soi dirait-on, passant des vibrations sonores au vrombissement métallique, pour semer douleur et peine, sang et mort, c’est le passage de la théorie à la pratique, de la logique militaire en balancier, insurrection-contre-insurrection, mais les mots sont devenus balles, dès que l’un des deux protagonistes presse le premier la détente de son arme, il signe alors son entrée définitive dans le dégoût de soi, pense-t-il pour lui-même, dans la haine des raisons et des hommes qui l’ont instrumentalisé, échoué en un ensablement définitif de celui qu’il était, où le mot ennemi fait disparaitre l’autre par noire sorcellerie dans le spasme de l’index, dans un vacarme à rendre sourd pour le reste des jours qu’il reste à vivre, pense-t-il, dans cette Bastos qu’il fume, cette marque française au nom espagnol en terre algérienne, le commerce fait naître de drôles de mots, pense-t-il encore, mais les Troupes ce n’est pas beaucoup mieux, plus de Gauloise ou de Gitane, remarque il y a la Gitane caporal, décidément on n’en sort pas, mais au moins le bleu des françaises soulagerait des Bastos rouge balle, mot qui fuse bien trop vite, inarrêtable, lui n’a jamais voulu manier les balles, il aime sans l’avouer manier les mots, mais ils ne sortent pas, fumer dispense de parler, il reprend une Bastos comme on parle

A propos de Bruno Lecat

Amoureux des signes dans tous leurs états.

12 commentaires à propos de “L#10 : Fumer”

  1. Merci d avoir proposé la lecture de ce texte. Bel exemple d effondrement ! Belle utilisation des mots et de la montée vers la guerre.
    Merci

  2. Voilà un texte qui percute mais ne plombe pas ! Vos mots sont comme des balles qui sifflent dans ce flot ininterrompu, on les prend en pleine poire et c’est aussi à ça que ça sert, l’écriture. Pour moi, pas d’effondrement mais un grand appel d’air. Merci !

  3. « une Bastos ou une Troupe, sur le paquet il lit et relit 3, avenue du 8-Novembre, Alger, il fume Alger, il recrache Alger, il éthérise le pays et cette guerre | se voit fumer une Gauloise de retour en France, à la fin de la | »… lecture forte et dangereuse à plusieurs titres . Merci

  4. Emporté par la violence latente, à court de souffle. Impressionné, enivré… enfumé. Merci du bout du clopot.