Un jour à la fois. Chaque jour qui passe est un jour de gagné. Mais gagné sur quoi ? Elle se dit pourtant qu’il faut continuer. Mais pour aller où ? Elle ne sait pas. Alors ses pas la mènent et la ramènent ici, semaine après semaine, un petit bouquet à la main quand elle peut en trouver un. Ce n’est pas à chaque fois qu’elle peut apporter quelques fleurs. Pourtant c’est mieux, les fleurs c’est la preuve que la vie a produit quelque chose de beau, quelque chose qui défie la laideur du monde environnant, qui triomphe de la peur et de la saleté qui s’infiltrent partout. C’est pour ça qu’elle amène des fleurs, quand elle peut, pour apporter un peu de vie dans ce lieu de mort, même si elle sait que la mort va les aspirer, les dessécher, les flétrir à tout jamais. Alors elle en apportera de nouvelles, parce qu’il faut continuer tant que l’on peut, ne pas abdiquer. Elle serre son bouquet entre ses mains et elle sent sa fraîcheur, cette vie palpitante la pénétrer un peu. En même temps elle entend sa mère la rabrouer, des fleurs, quelle dépense inutile ! Elle avait peut-être raison sa mère. Et puis les couper, c’est les tuer, les empêcher de vivre leur vie de fleurs, d’accomplir leur mission jusqu’au bout. Les fleurs, il vaut mieux les admirer dans les champs ou dans un jardin, mais à la ville il y en a peu, alors il faut les acheter à la petite vendeuse au coin de la rue. Est-ce que l’on peut faire autrement ? C’est une dépense, peut-être inutile, ou peut-être indispensable car comment se souvenir que la vie existe, que l’on est soi-même encore en vie, s’il n’y a rien de beau autour de soi, si les morts sont abandonnés à eux-mêmes sans qu’on leur apporte un petit bouquet de temps en temps, un petit bouquet de vie, pour leur rappeler, se rappeler qu’ils ont été vivants et qu’ils nous manquent. C’est ça peut-être qu’elle veut dire avec son bouquet, un être me manque, qui est passé comme les fleurs passent et disparaissent pour rejoindre le néant ou laisser ceux qui restent dans le néant de l’absence. L’absence, les fleurs, ça tourne dans sa tête et elle se dit que les fleurs, tout en disant l’absence la font oublier aussi. Car oui, elle oublie, quand son regard se fixe sur les pétales colorées, elle oublie l’absence, la fatigue, la pauvreté, la mort pour l’espace d’un instant ressentir la beauté et la vie, la joie presque. Oui, la joie, c’est cette sensation, si opposée à tout ce qui l’environne en ce moment, cette sensation presque incongrue là où s’enracine la tristesse, cette sensation inouïe qui la submerge parfois comme une étincelle au cœur de la nuit.