Ce n’est pas que le temps s’est arrêté. Regarder, explorer, embrasser du regard ne sont pas des actions anodines qui se fondent dans le temps mais qui s’en libèrent. Respirer, sentir, humer permet d’inhaler jusqu’au plus profond la vie passée, présente et à venir. Écouter, distinguer, se laisser aller à la musique autorise la prise de hauteur, le décalage du regard, le choix d’un autre point de vue. Toucher, goûter, déguster apporte aux sens le supplément d’âme, le don de vie, le furieux plaisir d’entendre son coeur battre. Ce n’est pas que le temps s’est arrêté, quoique…
Ce n’est pas une histoire de rêve. Personne n’a fermé les yeux, personne ne s’est endormi, personne n’a voulu partir en voyage dans les méandres d’une imagination dirigée par un maître caché dans les recoins d’un inconscient sauvage. Personne ne s’est abandonné à la volonté débridée d’un narrateur endormi qui aurait dicté son rythme et ses mots au lecteur impuissant. Ici, tout est éveil, tout est lumineux, tout est tellement réel. Tout a un poids, une couleur, une odeur. Chaque détail est une preuve que la réalité existe. Ce n’est pas une histoire de rêve, quoique…
Ce n’est pas une histoire de marins. De ces aventures qui naissent et qui meurent dans les ports, après s’être nourries des minuscules graines de vie que les vents marins transportent par-delà les mers, les océans et les déserts de glace. De cette mythologie qui ne peut exister qu’à la surface des eaux, en bordure de ce monde merveilleux qui couve ses secrets d’une jalousie inaltérable et qui s’échappe de la tête des marins dès qu’ils posent un pied à terre pour être emportés par d’autres vents vers un autre ailleurs. Ce n’est pas une histoire de marins, quoique…
Ce n’est pas un lieu. Le quai d’un port, les rues foisonnantes de vie du quartier qui mènent à la ville, de cette grande avenue illuminée jusqu’aux ruelles sombres et oubliées où les coeurs battent la mesure pour que les espoirs de là-bas deviennent la réalité d’ici, pour que les espoirs d’ici puissent devenir la réalité de là-bas. De ces endroits où les rêves se transforment, où ils changent de couleurs, de matières, de parfums. De ces endroits où de nouveaux rêves naissent, forcément, comme s’ils étaient le prix à payer pour être visités. Ce n’est pas un lieu, quoique…
Ce ne sont pas des rencontres, programmées ou impromptues, avec des vies patinées, cabossées, parfois oubliées, souvent portées à bout de bras entre la folie, l’abandon, la vieillesse, le désir. De ces personnages qui n’ont pas l’air de sortir d’un roman mais qui en ont été un. Sans aucun doute possible. De ces hommes et de ces femmes qui, dans ce qu’ils ont vécu de plus fort en un autre temps, ont une part de leur vie imprimée dans les pages d’un livre. Et qui ont poursuivi leur existence en traînant ce poids. Ce ne sont pas les rencontres avec ces personnages, quoique…
Ce n’est pas une accumulation de détails qui donnent à ces mots la sensation du réel. Ce réel n’est qu’une représentation qui naît dans votre esprit et que vous considérez comme tel uniquement parce que vous l’avez décidé. Vous pouvez choisir de croire que tout ceci est irréel, que rien n’existe, mais ce choix vous demandera tôt ou tard d’abandonner ce que vous avez construit en lisant. L’abandon ne fait pas partie du programme. Ou pas tout de suite. Les détails n’ont d’importance que parce qu’ils soufflent un soupir de vie. Ce n’est pas que tous ces détails sont importants, quoique…
Ce ne sont pas toutes les voix que vous entendez qui vous rendent sourd. Celle de l’auteur, pas même invité à suivre l’aventure de son personnage si ce n’est en qualité de simple témoin. Celle du narrateur qui aimerait bien en savoir plus qu’il n’en dit. Celle du personnage principal en train de naître mais que l’ingénuité rend muet ou, tout du moins incapable de prendre du recul. Ou toutes celles, enfin, qui se croisent dans le récit pour tisser une toile protectrice le long du chemin chaotique du personnage. Ce ne sont pas toutes ces voix qui importent, quoique…
Ce n’est pas la magie qui enveloppe les pavés du quai qui dicte l’aventure. La magie n’est jamais une cause, elle est une conséquence. Les pierres restent des pierres si elles ne se trouvent pas au centre de conjonctions certes mystérieuses mais bien réelles. Pour que certains esprits malins prennent le temps de discourir jusqu’à s’entendre pour apporter leur énergie à un lieu aussi anodin que le quai d’un port, il faut que les grains du granit brillent de belle lumière et que, tous ses rayons réunis ensemble, dessinent un soleil attirant. Ce n’est pas cette magie qui tient l’intrigue, quoique…
Ce n’est pas un chat, ce n’est un pull marin, ce n’est pas une furieuse envie d’exister. Ce n’est pas le sentiment grisant de se dire que tout peut arriver ici même grâce au pouvoir du rêve. Ce n’est pas se dire qu’importe la note, elle sera toujours un début de mélodie. Ce n’est pas croire aveuglément au destin comme un bon personnage de roman. Ce n’est rien de tout ça. Quoique…
magnifique forme pour contenir tout cela…
Merci Françoise. Le doute prend de multiples formes…