Quand ils nous a réunis au théâtre, il s’y croyait, se la jouait cool, c’est vrai que ça fait cool une particule devant son nom. Il arrive en jeans, chemise blanche ouverte, manche retroussées, mal rasé, mes enfants nous dit-il, je compte sur vous ; nous on est assis dans les vieux sièges de ciné qu’il a fait venir du Jean Vigo quand ils ont fermé le cinéma. Encore un de fermé et lui, avec sa particule devant son nom, tout ce qu’il trouve de mieux à faire c’est de dépouiller le ciné. Sans doute les a-t-il eu pour rien les fauteuils, avec une particule devant son nom on a le bras long. Pas rentable, qu’il avait dit le maire quand on avait été le voir pour sauver la salle, trop vieux, plus aux normes le ciné, la sécurité avant tout, imaginez si ça flambe pendant une projection ! Il avait parlé de la moquette et du manque d’aération de la petite pièce avec le projecteur, de l’équipement désuet et dites moi avait-il ajouté, qui vient dans ce ciné, hein, y’a pas plus de trois pingouins par séance, ça veut dire que ça n’intéresse plus, faut vivre avec son temps. Ca, c’est l’argument qui tue toute pensée, car enfin ça veut dire quoi, vivre avec son temps ? C’est l’hiver maintenant la nuit tombe tôt, par conséquent y’a le temps d’y aller au ciné. A Durham, ils avaient tout compris, avant la séance ils servaient un chocolat chaud, on bavardait et après ils allumaient un feu dans la cheminée à l’entrée, et on restait discuter du film, du pourquoi du comment du quoi du qui. Ca fait ringard quand on dit ça, ça fait le quelqu’un qui se complait dans la nostalgie et qui cache derrière l’idée qu’il défend, son regret du temps qui passe, et qui se révolte contre le temps qui le laisse sur le bord de la route, éclopé, ou qui le laisse assis dans le fauteuil de ciné — alors que la salle a fermé — dans le noir, dans la solitude, à se passer les films dans sa tête avant que clac, la bobine casse et pas de colle pour recoller. Ca ne se fait plus, désolé, on est passé au numérique, faut vivre avec son temps, regarder un film depuis son lit, mieux que des fauteuils poussiéreux avec la tête du mec devant qui ne cesse d’embrasser la fille avec lui et en plus, deux têtes devant, ça cache tout l’écran ou pire encore quand on arrivait au ciné et qu’il ne restait de place qu’au tout premier rang, on sortait avec un torticolis ou quand on avait un chewing-gum collé sur le pantalon parce que le spectateur d’avant, sans doute un garçon qui voulait avoir meilleure haleine pour embrasser sa copine, mâchait son chewing-gum et le collait là où il pouvait. C’est mieux quand même de prendre soin de sa bonne haleine, pas comme l’oncle Jim, c’est épouvantable quand il parle, il faut tourner le nez, faire semblant de regarder par la fenêtre tout en écoutant. Sa femme — tante Jeanne—, disait que le pauvre homme avait des problèmes d’estomac depuis la guerre, il avait trop mal mangé et puis sans doute eu trop peur, un traumatisme, ils en avaient d’ailleurs fait tout un film, pas sur lui mais sur ce qui se passe dans la tête du soldat dans les tranchées. A l’école aussi ils avaient mis au programme un roman sur ce que le soldat avait dans son sac, pas un vrai sac avec fermeture éclair dans lequel tout est bien sécurisé mais un sac qu’on appelle métaphorique dans lequel y’a la mèche de cheveux de la fiancée et aussi la peur et aussi la mort qui, même quand on la met dans une bouteille bien fermée, réussit à sortir et contrairement à l’eau, ne s’évapore pas, reste là avec son odeur qui colle aux narines, sa couleur qui colle aux yeux, son goût de pomme pourrie. Le pauvre oncle Jim remet sa veste tous les ans avec ses médailles et prend ses drapeaux pour aller retrouver les anciens devant le monument aux morts. Là aussi on leur avait dit : mes enfants, je compte sur vous, sans doute celui qui avait dit ça avait une particule devant son nom et une chemise blanche. Quand il nous a dit au théâtre: je compte sur vous les enfants, il s’attendait à ce que l’on comprenne qu’on devait défendre l’image de son théâtre, ses couleurs, son âme. Comme il disait, notre théâtre a une âme. Le ciné qu’ils ont fermé, il avait aussi une âme. Vivez avec votre temps les enfants. C’est le mot « avec » qui est troublant, ça doit vouloir dire cohabiter avec son temps, C’est le mot « temps » qui est troublant. Temps qui passe, air du temps, dans les temps, hors du temps tant qu’à faire. Quand il nous a dit, je compte sur vous, il comptait qu’on accepte de porter son théâtre, son théâtre comme il le voit. Et comme il le voit, c’est d’être avec son temps, c’est toujours d’aller dans le sens du temps, de le brosser dans le sens du poil. Autrement il a la trouille — malgré sa particule devant son nom — la trouille de devoir fermer la salle de théâtre faute de spectateurs, la trouille que les fauteuils de théâtre finissent à la décharge. A propos des fauteuils, au ciné ils ont tout compris : pour donner au spectateur la sensation de « vivre avec son temps », ils ont fait des « love seats », on peut s’y installer à deux. Avant, au temps du « drive in », on s’installait dans les love seats de la voiture. Certes, le volant, le levier de vitesse consistaient en des obstacles pour l’élan amoureux mais chaque voiture avait son style, pour certaines voitures, c’était une banquette à trois places, bien agréable et confortable, spacieuse. Maintenant, les salles de ciné, pour être dans le vent, dans l’air du temps, sont modelées de la même façon qu’on soit à New York, Paris ou Oslo. C’est comme chez Mc Do, tout est copie conforme. Quand même, à Dunedin, ils ont eu le nez fin, ils ont travaillé la déco côté rétro pour qu’on se croie au cinoche comme avant —au temps du film muet et du noir et blanc. C’est l’entrée surtout qu’ils ont bien conçue, ils n’ont pas oublié les grosses étoiles sur la moquette pour faire le lien avec Hollywood, et une enseigne lumineuse à l’extérieur digne des plus grands cinémas, style bling bling on peut pas la rater, style « les stars du cinoche sont là ». Le spectateur est conditionné et quand il entre dans la salle de ciné, il entre dans une autre ère, celle du contemporain : il se retrouve avec son temps, celui des fauteuils rouges neufs et bien confortables, du « love seat », du grand écran, du pop corn acheté à l’entrée, de l’odeur du pop corn, et du craquement du pop corn qui se superpose aux déclaration d’amour sur l’écran mais qu’il n’entend plus dès qu’il y a une pétarade de pistolet dans une course poursuite. Il a la trouille bien sûr, lui, malgré sa particule, que son théâtre ferme, alors il compte sur nous. Finalement on va servir à quelque chose. Il parle de lutte, il parle bien. Nul doute, la particule devant son nom lui a permis d’entrer dans une grande école et d’apprendre à faire de long discours. La tante, elle a perdu sa particule en épousant oncle Jim. Sa famille ne le lui a jamais pardonné, c’était la honte. Vous imaginez, disait mon grand père, il n’y aura plus personne pour maintenir la lignée du nom, et en plus épouser un étranger, quelle idée ! La tante Jeanne dit toujours à oncle Jim qu’il ne parle pas bien. Depuis quelque temps d’ailleurs, elle en reparle de son nom à particule, de Lamazière, de ce village ressuscité par les bons soins de cet Anglais richissime qui a lâché son nom commun pour prendre la particule et le nom du village en y construisant une demeure bourgeoise. De son balcon, il regardait le village et gonflait la poitrine, il croyait que tout était à lui, le village, les collines, les rues, les arbres, les champs, les rivières, les chevaux. Mes enfants avait-il dit à ses serviteurs, je compte sur vous, nous allons faire de ce lieu un havre de paix. Mon oncle Jim lui, il n’en a pas profité, il est parti à la guerre, il a vécu avec son temps. Un de leurs enfants a fini par retaper une maison dans le village Lamazière. Tante Jeanne leur a inculqué ça : l’allégeance à la famille, à la particule, — même si elle avait été engloutie par le nom tellement commun de l’oncle en l’épousant. Ils l’ont bien senti les enfants, (entre celui qui s’est implanté à Lamazière, l’autre qui a fait une carrière dans la musique comme la mère — il a laissé tomber la guitare et le rock pour entrer à l’opéra ¬ au grand bonheur de la tante —,la cadette qui n’a rien trouvé de mieux que d’acheter une maison à deux pas des parents — ce sera pratique pour faire garder les enfants et après, en retour, les grands-parents se feront garder quand ils seront vieux — et le benjamin parti à l’étranger mais revenu au pays après de longues années, la nostalgie, le mal du pays avait-il dit). Tous avaient répondu au « je compte sur vous les enfants » que la mère leur a asséné avec ses bonnes manières — à commencer par les manières de table. Elle répétait de se tenir bien droit, de ne pas parler la bouche pleine. Pour parler, elle faisait toujours les mêmes gestes — on savait alors qu’il fallait se taire et que ça allait durer un bout de temps, qu’on pouvait continuer à manger mais sans faire clinquer la fourchette sur l’assiette, ni faire de bruit dans la déglutition —, elle s’essuyait le coin de la bouche avec la serviette blanche posée sur les genoux, la reposait bien pliée en trois à côté de l’assiette, plaçait fourchette et couteau parallèles au milieu de l’assiette, avalait une minuscule gorgée d’eau du bout des lèvres, posait les deux mains à plat sur la table et commençait à raconter que quand elle était petite, c’était autre chose, au moins on savait se tenir, l’autorité ça sert à quelque chose, maintenant tout s’en va à vau-l’eau ; elle prenait son air triste, les yeux dans le vague, cela lui donnait l’air tellement fragile, comme ces statuettes en porcelaine en habit d’époque d’il y a un siècle, au visage blanc sur lequel était peint de minuscules yeux inexpressifs et une bouche parfaitement rouge ne trahissant aucune émotion. Sans doute les enfants avaient-ils eu peur qu’elle ne se casse et pour cela témoignaient à tour de bras leur allégeance. Je compte sur vous les enfants, c’est ça qu’il nous demande avec sa particule et sa chemise blanche, une allégeance à son théâtre, tout juste s’il ne va pas nous faire broder un uniforme avec le nom du théâtre qu’on porterait partout. Ce qui fait lien et qui fait qu’on ne va pas partir ailleurs, qu’on revient, qu’on appartient à cette particule qui nous tient à une terre. Le frère de l’oncle Jim, il avait osé partir un jour. Ca c’était passé comme ça : il avait laissé un mot sur la table disant qu’il partait. Il s’était embarqué sur un bateau et on ne l’avait jamais plus revu. Comment a-t-il pu, répétait le père, c’est une trahison disait la mère. Alors ils avaient encadré sa photo qui trône sur la cheminée, photo d’il y a vingt ans, en noir et blanc. Il ne sourit pas sur la photo, il a juste le regard droit dans lequel on ne peut rien lire, lisse comme une nappe d’eau figée par la vitesse rapide de l’objectif et la légère surexposition. On avait récupéré la barque avec laquelle il était parti pour quitter le village. Il l’avait précautionneusement déposée sur une plage tout près du port. Il avait pris soin de sortir les rames des dames de nage pour les caler dans le fond de la barque, de tourner la pointe de la barque vers le large comme pour la préparer pour celui qui, à son tour, larguerait les amarres, couperait le lien de l’allégeance, de l’appartenance. L’oncle Jim, il était parti à la guerre par allégeance aussi, et celle-là il l’avait dans la tête depuis son retour et pour ça, il avait fallu qu’il en écoute des discours. Dans l’éditorial du petit journal du théâtre, il y avait également une déclaration d’allégeance à des valeurs, au « je compte sur vous ». Le ciné Jean Vigo aussi comptait sur ses enfants, puis il est mort. Un jour, ils ont mis un écriteau sur la porte : « Fermé ». Puis les affiches ont disparu tout comme le programme, puis un jour les peintres sont venus, et le camion de déménagement qui a emporté les fauteuils et le camion poubelle qui a emporté de vieux rideaux rouges, des bouts d’estrade en bois, de moquette déchirée, de lustres défoncés, de marches d’escalier à peine reconnaissables, et puis dans la devanture, il y a eu des mannequins en plastique asexués, chauves et puis ils ont été habillés et puis à l’intérieur il y a eu des mannequins en chair et en os qui ont raconté qu’avant c’était un cinéma mais qu’il fallait vivre avec son temps, qu’un grand méga cinéma dans la ville ça suffisait bien, que de toutes façons, ce vieux cinéma n’était plus aux normes et coûtait bien trop à la communauté, que dans le quartier le magasin offrait une nouvelle vie avec un petit cachet chic, le maire avait bien fait de fermer le ciné. Il faut savoir vivre avec son temps.
désespérant – tellement dans l’air du temps – puant la particule – drôle mais le rire jaunâtre – formidable ! (bravo) (je vois le vieil oncle, là, et je pense à Errol Flynn et son Gentleman Jim…)
merci pour le lien à E.Flynn…