Il marche tête baissée. Ce qu’il voit de la ville par son sol la nuit : éclairs blancs, masses noires, fantômes d’immeubles, figures géométriques réverbérées, mosaïques de lumières de publicité, reflets sur reflets, clairs obscurs de la ville en cube, où seuls dépassent les coins d’ombres grandis rétrécis, et les longues statues noires sur les places projetées en irisés de gris dans les flaques jaunes. A moins qu’il ne lève la tête pour voir se profiler dans le ciel les silhouettes des monuments qui dominent, font comme une ville morte en ombres chinoises, même la lune est noire, un monde sombre où luisent en lueurs éparses des halos brique, safrané, blanc criard. Un univers violemment lumineux par strates, découpes, couloirs, nappes. Seule l’enseigne clignotante d’une pharmacie balance du vert du rythme du sang, en pulsations qui font cloc cloc rien cloc. Depuis un moment sa tête est devenue lourde, la tête ne veut plus avancer, s’exerce à ne pas attacher de sens à ce qui arrive, ou à le détacher si malgré tout perçu, à juste recevoir les choses telles qu’elles apparaissent comme une caméra qui enregistre. Et même la tête tente de ne plus voir. Son semblable, son différent, en particulier. A se vouloir seul, à ne prendre en compte que ce qui est dépourvu de conscience, la pluie, le froid, le chien sur la route, le lacet de sa chaussure, sa faim. C’est pourquoi il marche la nuit. Il ne peut plus croiser un regard, ne parle que l’essentiel, ne s’attarde nulle part où il y ait du monde, il ne souffre pas, il a de la distance. C’est pourquoi il marche la tête baissée. Ses pieds le guident. Ses pieds seuls le guident. Ses pieds qui cherchent le chemin pris il y a longtemps pour le bout de plage caché, langue si étroite qu’elle n’intéressait personne, bout de mer, fouillis d’herbes et rochers aigus, maintenant son havre, son recours, la seule place où il envisage de se tenir. La plage Hommes qui meurent qu’elle s’appelait. Et là, ce qu’il fera, c’est se glisser dans un creux, le tapisser comme un nid, se recouvrir et dormir. Que des rêves le transportent. Que la tempête d’émotions qu’il tenait gardée resurgisse. Que les avenues, les magasins, les adresses, les souvenirs, les visages de ceux qu’il a connus là, ceux qu’il a voulu fuir, ceux qu’il a aimés, une vie d’avant, et la fontaine, et le porche, et le jardin, et le troquet, et l’impasse, et la chambre sur la colline, où tant et tout s’est passé naissent une dernière fois