Ce jour-là elle arrive. Elle arrive dans le petit matin. 21 heures de vol, 37 heures d’escales. 1h37 de train et 23 minutes de bus. Et la voilà. Elle a quitté ses 37 degrés et arrive sous un crachin d’automne. 16 degrés mais avec le vent, sensation qu’il en fait 11. C’est la première fois qu’elle revient. Elle est dejà venue mais c’était il y a longtemps. Venue c’est un euphémisme, elle y a vécu. Un an. Mais il y a de ça plus de soixante années. Elle était bébé. Elle avait entre 1 an et 2 ans. Et elle ne se souvient de rien. D’ici. Alors pour elle c’est comme une première fois. Et la voici. La voici de retour. Avec ses deux jours et demi de voyage dans les pattes, la voici enfin. On dit des enfants adoptés que de retour sur leur terre natale ils ont des flashs sensoriels. Les odeurs surtout. On dit que les odeurs peuvent faire ressurgir des souvenirs enfuis. Que les odeurs ou les sons, les couleurs, la musicalité de la langue ont ce pouvoir. De créer des connections. Alors elle ouvre grand les oreilles, le nez, les yeux. Elle s’attend à tout moment à cette remontée de sensations. Elle s’y prépare. Mais elle fatiguée et elle ne sent que la fatigue. Deux jours et demi de voyage. Le décalage horaire. Le choc thermique. Arrivée à la gare elle pense pouvoir trouver un taxi mais il n’y a guère de taxi dans cette petite ville de province. Dans son mauvais français elle demande son chemin et on la conduit jusqu’à l’aubette de bus. A peine assise elle sent le sommeil l’envahir. Treize minutes d’attente. Elle doit lutter contre le sommeil. Dans le froid. Puis le bus est là. Un bus vert foncé. Triste et sale. Pas comme chez elle où les bus sont argentés. Ils brillent au soleil. Chez elle il y a toujours du soleil. Elle monte. Et s’assied à l’avant du bus. Derrière le chauffeur. Elle regarde d’un œil hagard les rues défiler par les larges fenêtres. Les maisons sont en briques rouges. Ou en pierre bleue. Des maisons anciennes pas comme chez elle. Puis le chauffeur lui indique son arrêt et elle descend sur la petite place bordée de tilleuls. Elle est prise par l’odeur des tilleuls. Mais cette odeur ne lui rappelle rien. A présent elle marche traînant ses deux valises à roulettes. Dans quelques minutes, cinq au plus, elle arrivera chez sa tante. Et elle lui posera la question. Sa question. S’assurer que c’est vrai. Ce qu’on lui a dit au cours d’un repas de famille. La semaine dernière. Cette chose d’elle qu’elle ignore depuis plus de soixante ans. Même si c’est là, quelque part, inscrit au fond. Elle l’ignore. Alors elle veut le vérifier. Elle doit le vérfier. C’est pour cela qu’elle est ici. Sur cette terre. Pour poser la question. Sa question. Et c’est ici. Qu’elle doit entendre la réponse. De la bouche même de sa tante. Dans la langue de sa tante. Cette langue qu’elle a comprise enfant. Le français. Elle ne peut pas entendre la réponse par téléphone. Ni par skype ou whatsapp. Il lui faut du corps. De la présence. De la vibration. Des yeux dans les yeux. Des corps proches. Comme des mots d’amour qu’on ne veut pas juste entendre. Mais voir aussi. Voir l’autre les dire. Avec sa bouche, sa langue. Ses mains, sa peau. Elle, elle sent qu’elle doit prendre le temps de vivre ce moment-là avec sa tante. Vivre ce moment-là avec elle-même. Elle veut prendre ce temps avec elle-même de sentir ce que ça fait dans son corps à elle. D’entendre ces mots-là. Même si le coût de ces mots est exorbitant. 5000 euros de billets d’avion. Leurs économies à son mari et à elle. Enfin plutôt son ex-mari. Puisque c’est ce qu’il est à présent. 5000 euros 7 ans d’économies. Mais la réponse de sa tante, les mots de sa tante elle doit les entendre. Parce que c’est des mots qui peuvent tout. Qui peuvent l’aider à tout comprendre. L’aider à reconstruire le puzzle. Le puzzle de sa vie. Elle se dit que peut-être c’est les mots les plus importants de sa vie. Des mots qui vont tout faire basculer. Qui vont tout remettre en place. Elle se dit que 5000 euros pour des mots pareils c’est rien. 21 heures de vol, 37 heures d’escales, 1h37 de train et 23 minutes de bus ne comptent pas. La seule chose qui compte. La seule et unique chose qui lui apparaît à présent comme essentielle, c’est le sentiment qui l’habite d’être à sa place. Sous ce crachin d’automne. Traînant deux lourdes valises à roulettes. Montant la rue de son enfance. Même si c’est une enfance lointaine qui lui est inconnue. Dont elle n’a aucun souvenir et dont elle ne sait rien. Rien de rien. Même si c’est une rue que rien en elle ne dit qu’elle l’a jamais foulée aux pieds. Même si tout ce voyage peut paraître inutile. Et même absurde. En tout ca à son mari. Ex-mari à présent. Et à ses sœurs. Qu’a-t-elle besoin de traverser l’océan pour qu’on lui confirme quelque chose qu’elle sait déjà lui ont-elles dit au téléphone. Mais non, elle, elle, elle sent à quel point elle est au bon endroit. Au bon endroit de sa vie. Au bon endroit d’elle-même. Et à quel point elle a attendu ce moment toute sa vie. 60 ans qu’elle attend ce moment. Même si elle ignore depuis toujours qu’elle l’attend. Maintenant, enfin, elle sait ce qu’elle attend depuis tout ce temps.
Très envie de suivre ce personnage. J’aime les répétitions intérieures qui accentuent le propos, la fatigue et le poids des chiffres.
Oui j’aime ça les répétitions un peu obsessionnelles, un façon comme dit François de fatiguer le texte, de tenter de creuser un peu partout autour et dedans. Mais aussi de le rendre musical. Qu’il puisse se dire autant que se lire. Merci pour ton commentaire.
La succession des phrases courtes donne un rythme haletant que l’on a envie de suivre. Très envie moi aussi de suivre ce personnage.
Merci ! Moi aussi j’ai envie de suivre ce personnage en fait ! En espérant réussir à garder le fil juste.
Merci à vous ! Hyper heureuse d’avoir des retours. Je me sentais un peu seule depuis le début de l’atelier et un peu hors du coup (pas été dispo pour les zooms jusqu’à hier). Pas évident de participer à un atelier collectif en ligne. C’est pourtant pas mon premier mais il faut chaque fois du temps pour se faire à la dynamique…