Le regard au bord du sol, la tête loin de la main et de ses soubresauts d’écriture, le bruit continu des moteurs de véhicules en bas de la colline créant un tapis sonore des plus obsédants, agrémenté du klaxon d’un train perforant l’air avant de pénétrer dans le tunnel, saupoudré du rebondissement régulier d’un ballon contre le mur de la maison d’à côté, sans oublier les sonneries de téléphone auxquelles elle ne répond plus, elle réalise que ce n’est plus possible de continuer ainsi. Tout cela non seulement s’entend mais s’imprègne entre ses tempes avec violence, et les heures continuent de passer alors même que dans la tête tout se ralentit ou s’épuise. Elle pourrait continuer à stagner et laisser le temps agoniser entre les pages d’un livre qui se tournent et détournent des pensées sauvages. Ne plus plier au temps qui passe et éloigner le passé d’un revers de volet. Elle sent bien qu’elle est au milieu de sa vie et que le mal être ressenti n’est plus supportable.
Elle referme toutes les fenêtres ouvertes, ne laissant que la porte de son bureau béante aux souvenirs.. Elle voudrait entendre le silence tomber d’entre ses mains. Et se mettre à creuser, seule, les bouts de nuit qui vont commencer à se tendre. Des brassées de haillons sombres à dépecer entre ses doigts. Des mots rouillés alors pourraient se déverser dans un silence blessé. Mais le miroir du couloir se met à murmurer des histoires d’autrefois ou de passé mal digéré, ou d’avenir compromis. Les rides creusent leurs failles, des morceaux d’ombre s’infiltrent, et soudain rien n’est plus possible. Levant la tête, elle voit qu’il reste encore un peu de jour sur la cime des arbres qui surplombent sa maison, l’ultime caresse de lumière avant la nuit noire. Elle sait qu’il lui faut prendre une décision et ne plus subir ce tête à tête avec le miroir et tous les fantômes qui le dévorent. Elle aime la solitude, elle la recherche, mais là, tout devient trop difficile, elle a besoin d’autre chose, de se confronter à du neuf afin de ne pas succomber encore et encore au bruissement des ombres. Prisonnière entre les arêtes d’une maison où elle a choisi de vivre, elle n’en finit pas d’enfiler toujours les mêmes perles de mots dans la chaîne des jours, et d’écrire les mêmes poèmes de pacotille qui tombent froids sur son carnet. Certes elle est seule, mais avec tant de souvenirs et de fantômes, que cela bruisse un peu trop, cela résonne et obsède, cela obstrue et anesthésie. S’écarter des bords de l’abîme où elle se sent happée, tourner le dos à cet enclos dont elle a érigé les murs, dénicher un vrai lieu de solitude…féconde. S’en remettre au hasard ou à cette sorte de divination des anciens qui ouvraient un livre ( la Bible peut-être), se penchaient sur quelques lignes sensées leur délivrer un message auquel se confronter, nourrir une réflexion, ajuster les décisions à prendre…
Dans un élan sans hâte, sa main se dirige vers l’étagère des livres de poésie ou de fragments de prose où va son attachement. La main caresse les solitudes des mots. Elle retire ainsi une dizaine d’ouvrages dont elle ne sait plus vraiment ce qu’ils peuvent contenir ; elle sait juste qu’elle les a probablement lus un jour, qu’elle les a appréciés puisqu’ils se sont insérés sur les rayonnages et n’ont pas été abandonnés dans quelque boîte à livres. Prendre le large entre leurs lignes. S’éloigner de cette solitude lourde pour en trouver une autre plus féconde. Les yeux clos, elle mélange les ouvrages et en prend un dans le hasard de ses doigts. Elle feuillette, lit les premières lignes, saute quelques pages, se demande si elle a vraiment lu ce livre car les souvenirs n’émergent pas… : d’autres de cet auteur oui, pais pas celui-ci. Le titre lui plaît et convient tout à fait à ce qu’elle cherche. La nuit et ses incertitudes ont enrobé le dehors Il lui semble qu’elle peut enfin repousser l’horizon. Elle contemple quelques lambeaux de ciel avant de s’endormir. Un rêve émergera au petit matin, celui d’une forêt avec des petits personnages et d’autres gigantesques, un homme dans une houppelande et des étoiles, tant d’étoiles dans le ciel. Mais c’est un rêve d’enfant, songe-t-elle en souriant.
Alors elle se sent prête.
(*expression empruntée à Antoine Emaz)
spectatrice de la vie de votre personnage, tout en ayant peur de la déranger dans ses réflexions, ses hésitations