Alors elle pénétra cette âpre profondeur.
C’est la dernière phrase que j’ai écrite pour ce texte.
Ce qui frappe en premier, c’est l’apparition du passé simple, non utilisé jusqu’à présent dans l’ensemble du récit, du moins me semble-t-il. Ensuite viennent les assonances en [p] et la forme de l’alexandrin. Il y en a plusieurs dans ce texte sans que ce soit écrit de façon volontaire. Ils sont là, c’est tout.
Ce passé simple tombe comme un cheveu sur la soupe. Il laisse supposer que s’ouvre enfin le cœur du récit dont je n’arrive pas totalement à définir l’espace. J’ai même la sensation que rien n’a vraiment commencé. Qu’est-ce que le personnage, ce “elle” du départ va bien pouvoir pénétrer? Quelle limite va-t-elle franchir? J’ai l’impression d’être toujours au bord du commencement du récit, de ne pas oser m’aventurer, de rester à la lisière, de tourner autour et là soudain cette phrase, avec ces assonances qui poussent vers autre chose. Le narrateur se tient dans la marge et hésite, et cette phrase serait là comme pour l’inciter à réellement s’enfoncer dans le récit, avec les mots liés par les sons, le rythme donné par l’alexandrin, qui se lit comme un souffle maîtrisé, une respiration nécessaire, et ce passé simple qui fait irruption comme une obligation. Les douze syllabes pour se relier à quelque chose de stable.
Le mot profondeur aussi, en résonance avec le paysage, et aussi sans doute le fait que je me perde un peu, comme le personnage égaré dans cette forêt. Quel visage a ce mot? Comment le déplier? Il concerne à la fois le personnage, le narrateur et l’auteur! Ne peux m’empêcher d’y lire aussi : profonde heure. Et suis bien avancée…
Peut-être se pencher sur le hors champ de cette phrase, ou son angle mort. Après réflexion, elle apparait comme la phrase dite par un chœur dans des tragédies d’autrefois. Peut-être n’a -t-elle pas besoin d’être écrite, mais juste murmurée à l’oreille de celui qui écrit.
Elle fait partie d’une série de phrases isolées à chaque fin de chapitre qui se sont installées ainsi et qui semblent être comme un échafaudage pour tenir l’édifice, faites pour rassurer. Trois paragraphes dans chaque chapitre, et cette phrase qui erre seule à la fin. Le premier chapitre s’est écrit ainsi, les autres se sont appuyés sur cette forme. Un besoin de cadre sans doute.
Peut-être aussi, cette phrase a une résonance avec le titre de ce qui se voudrait livre “ là où la lumière se tait”.
Je pars faire une randonnée et je rumine cette phrase pendant la marche. Soudain je sais! Cette phrase n’est pas réellement à moi. Au début de l’été, je me suis amusée à traduire quelques passages de l’Enfer de Dante pour le plaisir de la langue italienne. Cette phrase est un transfuge de “j’entrai par le chemin âpre et profond”. Cela explique le passé simple. Je ne sais pas s’il est à conserver. Je ne sais plus vraiment quoi faire de cette phrase.
Codicille: Dans un premier temps, j’ai noté toutes les phrases susceptibles d’être interrogées et c’est à chaque fois cette dernière phrase décalée dans chaque chapitre que j’ai notée:
Et si le doute venait enfin de s’effacer.
À enfoncer ses ongles dans le tissu de chair.
De le laisser se faufiler entre les plis.
Comme s’il fallait aller toujours plus loin que soi.
S’abandonner et laisser venir ce qui doit.
À la croisée des errances se perdent les pas.
Au bord d’un insondable abîme.
L’attente au bout des doigts.
Pétrifiée à son tour, n’être plus que regard .
Alors elle pénétra cette âpre profondeur.
Suis très contente d’être arrivée jusqu’ici dans ce travail, j’ai remanié mon PDF, mais emplie de doutes comme je sais l’être, ne sais vraiment pas si j’irai plus loin…