Ils sont six. Ils sont huit. Ils sont six ou huit tout sexes mêlés. Ils arborent un air d’arrogance, un air de jeunesse qui a le goût de la fête, pour qui les soirées n’ont pas de fin, les nuits sont sans limites. Ils occupent l’aire centrale du quai du métro et sont défoncés. Depuis combien de temps sont ils-là ? Pour combien de temps encore.
Station Censier-Daubenton, elle quitte la rame sans se retourner. Il est aux alentours de 23 heures un dimanche soir banal. En surface comme sous terre, tout est tranquille en ce point du cinquième arrondissement parisien. Les braves gens sont au lit dans l’attente du lundi qui vient ou postés devant la télévision. Elle avance sans appréhension. Le trajet s’est effectué sans incident. Elle rentre chez elle, vaguement fatiguée. Ne prête pas attention à ce qui l’entoure, ni au fait qu’elle soit la seule à être descendue à l’arrêt. Tout à coup ils sont autour d’elle. Ils l’encerclent. Ils doivent avoir son âge, l’air pas méchant. Pas plus que ça. Ils font cercle comme pour une ronde. Un se détache et s’approche, le chef de bande sans doute. Il s’adresse à elle. Elle recule. Où tu vas comme ça ? T’as pas peur toute seule ? Il doit être drôlement confiant ton mec pour te laisser te balader le soir… Sous la pluie de paroles, elle continue de reculer et se retrouve dos au mur. Se rend compte qu’en dehors d’eux, il n’y a personne. Lui n’a pas un physique impressionnant, mais utilise un ton intimidant, se veut persuasif, insidieux. En face d’elle. Ils se retrouvent face à face, duel. Il plaque ses mains de part et d’autre de ses épaules comme pour une étreinte. Elle est acculée et sent son souffle parcourir sa peau. Les autres semblent se repaître du spectacle. Sans doute n’est-ce que la phase d’un jeu dont ils sont coutumiers. Elle s’adosse à la paroi, sent la froidure des carreaux de faïence le long de sa colonne vertébrale. La salive se retire de sa bouche. Sa langue est une masse sèche. Elle prend appui sur ses jambes, retire ses main derrière son dos, abaisse la tête, évite son regard. Ses mouvements sont lents, elle ne veut pas le défier. Campant sa position, il demande. Tu fumes un joint avec nous ? Avant de répondre, elle relève le visage, cherche ses yeux, cherche le ton le plus neutre possible. Je ne fume pas. Enfin, pas ça. Mais si tu as une cigarette… Etablir une zone d’échange, un espace de négociation, de convergence. Des cigarettes, elle en a un plein paquet dans son sac. Les autres attendent la suite et ne désserrent pas la forme. Il lui tend son paquet. Ils fument. Ils fument conjointement. Elle prend le temps de fumer avec lui, temporise, le laisse pavaner, s’exprime peu. Peu à peu, l’étau se défait. Il a retiré ses bras. Lui redonne de l’espace. Elle se redresse, prend la parole, propose. Ecoute, je vais rentrer, j’habite à quelques pas. Tu peux m’accompagner. Dehors, on peut s’en fumer une autre. Le cercle se délite. Combat rompu. Les spectateurs sont lassés, blasés. Ils laissent passer le couple de circonstance. Les deux s’acheminent vers la sortie la plus proche comme de vieilles connaissances. Elle ne montre ni peur, ni soulagement. Trop tôt. L’ennemi est dans la place, la bête jamais repue.
merci, c’est fort et important d’ouvrir ces trappes-là…
Merci beaucoup François Bon.
Comme bien rendu ! Si universel pour nous les femmes, ce qu’on fait, ce qu’on ferait, se balader sur un fil et selon ce qu’on dira, fera, regarder, ça peut basculer. Texte parfait, on a la peur au ventre, on est pris dans le même étau à te lire. Merci, Stéphanie.
Oui Anne, ce fil du rasoir et ce point de bascule… Les vies sont fragiles. Merci pour ta lecture !
Belle force narrative d’un combat trop commun. Merci pour ce texte.
Merci Jean-Luc, la violence est souvent empreinte de banalité.
pari réussi puisqu’on est pris dans l’étau, dans l’étau de ses bras à lui, et on entend parfaitement sa voix mielleuse… et même je le vois sur une scène de théâtre, rien qu’une tentative d’intimidation finalement
on respire à nouveau
Merci Françoise. Etau est un mot qui pourrait aller à nos deux textes. Oui, s’en défaire et respirer à nouveau. Bonne journée !
Oui très réussi Stéphanie, une vraie tension et une vérité dans cette scène. Merci.
Merci beaucoup de votre appréciation Clarence, et bonne journée !
C’est si justement écrit; ça ramène toutes les sensations de ce passé trop bien connu. ( j’admire sa force de caractère – mais la chute…) Merci Stéphanie.
(me reviennent ses mots, conseil donné aux filles qui commencent à sortir : la nuit dans la ville si tu penses être suivie fais de grands gestes en direction d’une fenêtre et crie j’arrive!)
Merci Nathalie. Oui, la chute… J’aime beaucoup votre conseil. Moi j’avais des fiancés imaginaires, ça ne marchait pas toujours.
Impressionnée par ce texte , un chemin ouvert, tenter de désamorcer une violence susceptible de se déchaîner, force du caractère dans une situation extrême.
Beau texte
Merci Huguette. Oui, désamorcer la violence… Bel fin d’après-midi.
ça et la solution tentée pour s’en sortir, si bien dit
et je crois que nous avons dû toutes la connaître cette aventure à quelques différences près.. et les jambes coupées dès que hirs de vue
Oui, c’est malheureusement une commune banalité. Bonne journée !