Ça ne fait que quelques minutes qu’il a posé ses pieds sur le pavés de granite de ce quai. Ça ne fait que quelques secondes qu’il a vu, entendu et senti ce port. Ça ne fait que quelques instants qu’il s’est mis en marche en direction de la ville. Quelques battements de coeur dans sa poitrine mais une éternité quand le temps s’arrête. Le temps s’était-il arrêté ? Voilà une question à laquelle personne ne peut répondre avec certitude.
Pendant qu’il s’avance vers la ville, il se souvient qu’il y a une semaine tout juste, une pensée lui avait effleuré l’esprit. Le souffle d’un battement d’aile de papillon sur une pensée évanescente. Qui donc a loué les pouvoirs du papillon capable de déclencher un ouragan ? Lui, il n’en veut pas d’un ouragan. Il ne veut rien d’autre que se trouver, se réaliser, s’accomplir. Il ne veut rien d’autre qu’exister. Quand on cherche quelque chose mais qu’on ignore à quoi ça ressemble, la première chose à faire est de se mettre en mouvement. C’est ce petit souffle de rien du tout qui l’a incité à chercher. A la radio, un chroniqueur avait raconté comment la pénicilline avait été découverte par Alexander Fleming. Pas exactement par hasard, par « sérendipité ». Un nouveau mot pour lui. Un nouveau mot pour désigner le battement d’une aile de papillon.
Le lendemain, en fouillant dans les bacs d’un vendeur de livres d’occasion, il est tombé sur un exemplaire fatigué de Don Quichotte. Les pages de l’épais volume étaient jaunies par le temps et par les yeux qui les avaient parcourues. En l’ouvrant, une phrase lui avait suffisamment sauté à l’esprit pour que, six jours après, il s’en souvienne : « …au jeu des échecs, toutes les différentes pièces, après s’être promenées pendant la partie, finissaient par aller se coucher pêle-mêle dans la boîte ; ce qui, ce me semble, peint aussi bien ce que nous faisons sur cette pauvre terre. » Il se souvient aussi s’être dit qu’il rencontrerait bien Don Quichotte. Ici, ailleurs. Dans un rêve même.
Justement, il y a cinq jours, il a fait un rêve. Il s’en souvient parce que ce mercredi après-midi, il s’est endormi à l’ombre d’un châtaignier dans le parc. Une énorme statue lui parlait dans un langage qu’il ne comprenait pas. C’était une tête, énorme, un moaï. De ces monolithes de plusieurs mètres de haut qui imposent leurs mystères sur l’île de Pâques. Il avait une voix grave et rauque et semblait se plaindre. Il parlait à un oiseau, minuscule en comparaison, au milieu d’une grande prairie. Il mit du temps à comprendre que l’oiseau, c’était lui. Pourquoi s’était-il rêvé en oiseau parlant à une statue mystérieuse dans un langage inconnu ? Il existe de ces questions qui deviennent ridicules au moment même où on se les pose.
Jeudi, c’est jour de marché. Des ados en scooter faisaient les coqs sur le parvis de l’église. Les dignes descendants de Gérard Lambert, l’égérie de Renaud au début des années 80. Il ne sait pas pourquoi ce personnage de chanson lui est venu en tête. Il s’était dit qu’aujourd’hui Gérard Lambert devait avoir entre 55 et 60 balais. Ta ta taaa. Il ne lui était pas difficile d’imaginer un Gérard Lambert grisonnant. Par contre, impossible de le voir assis sur un scooter. Il s’était dit que c’est pas difficile de vieillir pour un être humain même si c’est le personnage d’une chanson. Par contre, les souvenirs ne vieillissent pas. Tout au plus, ils deviennent flous et s’évanouissent.
Il y a trois jours, il est allé se faire une toile. Vendredi, c’est soirée ciné club au cinéma d’art et d’essais. Un film des Marx Brothers, « Un jour aux courses ». Groucho, en médecin, prend le pouls de Harpo : « Soit cet homme est mort, soit ma montre est arrêtée ». Rires dans la salle. Il a ri aussi, il croyait avoir compris. Non, c’est sûr, il avait compris mais il n’était pas très sûr de l’énergie qu’il pouvait mettre dans son rire. C’est idiot de se poser ce genre de question. Il a regardé à droite et à gauche, il avait le sourire béat et muet. D’un côté, un homme riait de bon coeur sans retenue. De l’autre, un enfant, un dizaine d’années, était resté impassible Il devait penser à autre chose. Mais sa mère, elle, affichait un sourire appuyé. Ça devait lui rappeler sa jeunesse. C’est sans doute ça le rire, un souvenir de jeunesse.
Avant-hier, il a embarqué sur le bateau qui l’a amené ici. Chaque fois qu’il met le pied sur un bateau, il a beau se dire qu’il est marin, qu’il a traversé des mers, essuyé des tempêtes, dormi en se cognant des deux côtés de la couchette, il a beau avoir vécu tout ça, il se demande toujours s’il ne va pas avoir le mal de mer cette fois-ci. Ça lui arrive parfois d’être malade mais est-ce vraiment à cause de la mer ? Il existe plein de raisons d’être malade, à cause d’une multitude de choses. Ce doit être une question de fierté. Nourrir les poissons cassé en deux sur le bastingage n’est pas une image très valorisante pour celui qui se dit marin.
Hier seulement il s’est dit que sa vie allait vraiment changer. Changer ? Est-ce vraiment le mot ? Il aimerait dire « commencer ». Mais il ne peut pas le dire, on ignore qu’une vie a commencé avant qu’elle ne commence pour de bon. On peut l’espérer, le prévoir, le prédire comme une femme enceinte programme l’arrivée de son bébé. Mais l’enfant lui-même, il n’en sait rien que quelque chose va commencer. Il doit le sentir, c’est probable. Mais peut-être qu’il n’en sait rien. Un foetus pense peut-être qu’il restera foetus, que rien ne changera. Pour toujours. Il est bien, à l’abri dans le ventre de sa mère. Nourri, logé. Aucune notion du temps. Le temps s’est arrêté.
L’enfant qui n’est pas encore sorti du ventre de sa mère, lui, il peut le dire avec certitude que le temps s’est arrêté.