On a commencé par la rue de la chaînaie. La ferme de Gérard, la maison de l’Italienne, puis celles de Callaghan, du garde-forestier, de Mille-dents, des pisciculteurs… Les chiens aboient à notre passage. Les poules s’écartent du milieu de la route et nous suivent en trottinant.
On récite toujours le même boniment :
– Bonjour, on est les petites-filles de Monsieur et Madame Charvet. On vend des bouquets du muguet. Ça vous intéresse ?
On nous fait répéter : les petites filles de qui ? Ici on a un petit mot sur nos grands-parents. Là on nous propose un verre de sirop à la menthe ou un bonbon « La pie qui chante ». Une fois, on nous congédie, la porte à peine entrouverte, comme si on était des Témoins de Jéovah ou des cambrioleurs en repérage.
Entre chaque maison, on compte notre argent. On réfléchit à ce qu’on va en faire. Le mettre en commun ou le partager ? Le dépenser ou l’économiser ? On pourrait s’acheter chacune le même bracelet et avec le reste prendre une galette au sucre à la boulangerie. Ou attendre d’être plus riches pour pouvoir s’acheter des raquettes et un filet de badminton… Mais comment gagner plus ? On pourrait vendre des gâteaux ou des bracelets brésiliens : avec l’argent gagné, on achète des fils, on tisse les bracelets cet été la première semaine des vacances et on les vend aux Hollandais qui viennent au lac. Et après, on s’achète un radio-cassette. On met de la musique, on prépare des chorégraphies et on fait des spectacles. À la fin, on fait passer un chapeau, et voilà !
Quand on arrive en haut de la rue des étangs, on a mal au ventre, 22 francs dans notre porte-monnaie et un business plan sur plusieurs années. Nous sommes à un carrefour et nous avons le choix entre prendre la rue du milieu qui nous ramènera chez nous et poursuivre vers le cimetière. Il nous reste encore sept bouquets. Si on rentre tout de suite, on ne croisera plus qu’une maison. En direction du cimetière, il y en a encore cinq, et pour commencer, il y a celle de Rose. Chacune sait très bien ce que pense l’autre. J’essaie de différer la prise de décision en allant faire pipi derrière les huches de maïs. Ma cousine arrache de l’herbe et la tend à un cheval.
– Bon, de toute façon, on n’a rien à perdre, finit-elle par dire. Pesonne ne nous a dit de ne pas y aller.
Je ne sais pas quoi répondre. Personne ne l’a dit, pourtant c’est aussi évident que l’interdiction de traverser quand le bonhomme est rouge.
– Et puis, on n’aura peut-être pas de si tôt une nouvelle excuse pour frapper cher elle.