En général, le vendredi après-midi, vous avez la visite de Jojo. Non pas « l’affreux Jojo » comme il se plaît à le préciser, mais le « beau Jojo de 40 ans que voilà », Jojo le joli ou le Bebel de Belleville, ou le Jojoli comme le surnomme encore ta mère. C’est un petit bonhomme à talonnettes qui vend des pantoufles, savates, chaussons, mules en tous genres et qui arrive les bras chargés de boîtes grises, de toutes les pointures et pour toute la famille. Il est là, il pérore déjà, il ouvre le placard du couloir de l’entrée, il dépose son fardeau sur le stock des livraisons précédentes avec un commentaire sur le temps d’en changer, qu’il faut le lui dire si c’est la couleur qui ne plaît pas, ou la taille qui n’est pas adaptée ; il faut aussi reconnaître que les charentaises se font mieux au pied avec l’usage et qu’il est toujours possible de marcher sur le talon. Lui, il se déchausse et avance sur le carrelage mosaïque en chaussettes par respect pour le travail de la ménagère. La ménagère, c’est ta mère. Elle range alors la table à repasser contre un mur de la cuisine et sur la pointe des pieds elle limite le son de Chancel à la radio qui reste posée dans l’angle en Formica; car le Jojo arrive presque toujours à l’heure du générique de fin, une valse dit ta mère, quand toi tu y vois surtout un film, c’est une histoire des gens que l’on entend. Le contraste est étonnant, entre le verbe haut de Jojo et la hauteur de l’émission.
Jojoli ; toi, pour le moment, tu dévores Tom Sawyer et Robinson parce que les noms sont exotiques, ils te font voyager. Au coup de klaxon de la Pontiac GTO tu as laissé l’un de ces livres sur ton lit pour te précipiter à la fenêtre et regarder le Jojo rentrer au chausse-pied la grande américaine par le portail du pavillon. Il change souvent d’américaine Jojo, il va les chercher à Châteauroux où il parait qu’il existe un stock fabuleux pour pas cher. Ton père insiste toujours pour le moulin, il écoute en mélomane le glouglou de V6 fabuleux (un son de bateau, il dit) et toi, tu montes toujours à l’arrière, parfois avec un jouet ou avec une craie mais Jojo n’aime pas car une fois tu avais dessiné sur le dossier en skaï noir, aussi large que les tableaux de tes écolâtres. Parfois Jojo file à Paris, il fait l’aller-retour dans la journée, même pas fatigué grâce à la boîte automatique, juste pour aller chercher le tonton et le ramener chez lui quelques jours. Le tonton, il a un poste haut placé au Bon Marché mais il n’a pas son permis. Jojo aime bien conduire, il est fier de son nouveau métier mais il répète souvent que rien n’aurait été possible si ton père ne l’avait pas accueilli au tout début, dans son atelier, à l’usine. Il lui en est reconnaissant, éternellement. Alors il apporte des chaussons, il est généreux dans ses invitations.
En été pour changer de l’école, vous faites les Mathes, dixit le clin d’œil de Jojo qui emmène tout le monde à la mer dans l’abri côtier préfabriqué du tonton, bicoque tronquée issue du croisement d’un galetas en chantier et d’une palombière. Les murs de planches blanchies à la chaux se couvrent d’un velours de mousse, quand les volets granny-smith aux montures écaillées se laissent manger par le lierre. Ce n’est pas très grand, il faut prendre l’eau au puits du village dans de grands jerricans de plastique et l’électricité c’est du camping-gaz mais perdu au milieu des pins, c’est bien tranquille ; le matin et le soir, alors que le jour ne sait pas encore ce qu’il fera, partir d’un coup, s’imposer vite, l’air est parfumé par les fougères-aigles, la douceur du sable piqué des aiguilles, l’immortelle à l’odeur anis et curry. Parfois le vent dans les cimes, et c’est le ressac de l’océan que l’on ressent. La nuit, le tonton se lève souvent pour le seau. Il réveille tout le monde avec des jets sur la tôle émaillée et quelqu’un vient après pour reposer dans le noir le couvercle dessus. Les cousines pouffent, elles partent d’un fou rire à chaque fois, presque. Avant d’éteindre la lumière, Annie dispose des feuilles d’un Sud-Ouest tout autour, au cas où. Elle garde après les bonnes feuilles restées sèches pour le barbecue du soir. Jojo est un as des abats : il en fait cuire des kilos en brochettes sur un demi-bidon métallique de récupération et tout le quartier vient en chercher. Il a trouvé un bon boucher au marché de Royan, un petit gars qui ne fait que du bœuf et de la fressure qu’il mélange ensemble, une bouchée de bœuf, une bouchée de cœur ou de foie, une autre de rognon. Ton père dit qu’il pourrait en faire un commerce de ses brochettes ; ta mère dit qu’il pourrait faire commerce de n’importe quoi. Il demande toujours à la moutarde ou à la harissa ? Et après, il demande beaucoup ou un chouia ? Tu l’appelles Monsieur Jojo mais ça le met en colère.
– Ou bien tu m’appelles Monsieur Georges Abdelkader Ould Djilali Belkébir, né à Paris 20ième, ou bien tu m’appelles Jojo !
Annie garde les enfants et elle est très très gentille. Elle n’a rien dit pour les provisions embarquées dans le terrier. Oui, parce qu’il est possible de bien s’amuser au Mathes en fabriquant de multiples tunnels dans les fougères bien plus hautes que vous. Elle est même la seule personne à s’être mise à quatre pattes pour visiter l’ensemble du labyrinthe taillé au ras de la forêt, la seule à considérer avec intérêt les postes de gué et les aires de repos pour les guerriers. Elle n’a rien dit lorsque ton père cherchait ses outils, le sécateur, la faucille et même un grand couteau de cuisine. Un jour pour le goûter, elle vous a même livré des tartines de beurre saupoudrée de Poulain sans que personne ne s’en rende compte. Annie est très bonne cuisinière : quand elle cuit de la bavette au beurre, elle verse le trop de jus dans les petits pois, avec.
Parfois, Jojo vient parler avec vous :
– Il parait que vous construisez des cabanes ? J’aimerais bien voir ça ! Mais je n’ai qu’une fille…
Puis il s’éloigne sans l’allumer avec entre ses lèvres pincées une Gitane maïs sans filtre offerte par ton père, il crache des petits bouts secs en l’air comme tu le fais, toi, de tes pépins de raisin.
J’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir votre écriture généreuse. En quelques mots, tout un monde !
Alors je suis fier d’être généreux. Tout un monde en effet, en partie disparu, sauf pour nous, à nous obliger de le raconter. Merci pour votre commentaire. AC
eh ben si ça fait pas un livre, ça…