#P4 | Je rentre l’année prochaine

Cayenne est une ville gaie en cette année 1920. Le champagne coule à flots dans les villas au bord de mer. La musique est partout dans les fêtes populaires en pleine rue. « Je rentre l’an prochain » est pourtant la phrase que l’on entend le plus dans les réceptions de Cayenne.
Il s’abrutit de paroles et d’alcool. Il en est privé depuis si longtemps. Un homme l’approche en mal de confidence et de confident. Il est bavard, intarissable.
« Je rentre l’an prochain… Fini pour moi, l’année prochaine je ne serai plus là… Ce qui tue ce pays, je vais vous le dire, c’est l’or et la mauvaise réputation. Non personne ne reste, à part les Corses et les bagnards, ils se comprennent. Vous voyez ce que je veux dire. Vous verrez, vous aussi vous aurez vite le mal du pays. Ici ce n’est pas un pays, c’est une étape, un moment, une expérience. L’année prochaine je serai sous les forêts de mon village de Savoie à écouter l’eau claire des ruisseaux. Ce qu’il faudrait faire, je vais vous le dire, ce qu’il faudrait faire c’est un grand coup de balai dans les ministères, un grand nettoyage de ces têtes pensantes. Oui un grand coup de balai. Du balai les profiteurs, les marchands d’or qui enrichissent le Trésor public, les banquiers qui sucent le sang du pauvre, les douanes qui taxent tout. L’année prochaine j’aurai fait mes bagages et bons vents à tous ces pourris. C’est la pourriture morale qui nous tue. Un exemple, je vais vous le dire : à combien pensez-vous que s’élève le crédit ici ? Vous ne savez pas ? Et bien je vais vous le dire, 10 %, vous m’avez bien entendu, 10 % sur 15 ans ou 20 ans, faîtes le calcul ! Vous voulez savoir, ici ce n’est pas la Colonie, c’est l’étranger ! Des étrangers au milieu d’étrangers ! Fini tout ça, je rentre… ici on ne voit jamais plus loin que la cime de la muraille des arbres, pas de point de vue, pas de largeur de vue… quand on vient comme moi des plus belles montagnes de France, c’est comme d’être au fond d’un trou… vous voyez ce que je veux dire. On étouffe, vous n’avez pas cette impression ? L’année prochaine, je vais vous le dire, c’est mon rêve d’entendre les cloches des vaches dans le pâturage au col de La Bâthie. Vous voyez ce que je veux dire. Vous connaissez la Savoie ? Vous venez de Paris… je vois. C’est plus facile pour ceux qui viennent de Paris, vous avez l’habitude de ne pas voir le ciel. L’année prochaine, je me suis fixé ce délai… Ma femme rentrera seule si c’est impossible, elle me l’a dit et quand les femmes ont une idée en tête, rien ne les arrête, vous voyez ce que je veux dire.

Il s’éloigne comme flottant dans cet océan de paroles et c’est un autre qui vient vers lui.

Je pars le mois prochain. Fort-de-France ! Ça se dégage à Fort-de-France après les remous de la Pelée. Bientôt vingt ans ! Vous voulez savoir, je quitte Cayenne sans regret . Bon, je ne le dis pas trop fort. Ce pays n’est pas pour moi. Vous me demandez ce qui lui manque, mais tout, tout lui manque. La guerre avait apporté un peu de prospérité avec la mélasse qu’on importait et distillait sur place. L’armistice nous a tués, comme l’abolition de l’esclavage. Attention, c’est une bonne chose, je ne dis pas le contraire, je parle en économiste pas en humaniste que je suis profondément. Voyez-vous il y a des conséquences. Si vous voulez savoir, il nous faudrait des entrepreneurs, pas ces têtes brûlées qui ne cherchent que l’or. Il faudrait des machines, il faudrait des compétences.
Vous voulez savoir ce que je pense…


Il passe entre les groupes, errant, saoulé de mots, perdu.

On a beau dire, ces peuplades noires grands enfants au cœur d’or et à l’âme intrépide, ils n’ont pas reculé… c’est demain l’inauguration du monument aux morts, vous y serez ? Place du port ! À onze heures, je crois… pour le buffet après

Une femme, jolie, erre comme lui, un peu timide, un peu perdue. C’est Claudette qui vient d’arriver et va reprendre la boutique des chaussures Bata. Il ne le sait pas, la regarde puis l’évite. Toujours ces mots, cette animation et lui silencieux.

Galmot, vous avez vu cette affaire ! On a beau dire, c’était un sacré bonhomme. Vous voulez savoir le fond de ma pensée… Dans ma position c’est délicat…

Il gobe des mots, des phrases. Il a perdu l’habitude de ces conversations vives. Il ne comprend guère plus que lorsqu’il entend ses Chinois discuter entre eux sous le carbet.

Paris envoie des missions, toutes font des rapports excellents. Albert Bordeaux qui vient de nous quitter ne dit rien d’autre que ce que disait Léon Rivière il y a plus de 50ans. Un directeur de la Banque de Guyane : et croyez-vous qu’on l’a entendu ? Si vous voulez savoir, c’est toujours la même chose ! Guyane inconnue, mystérieuse Guyane ! Je pars demain par La Loire, c’est moins confortable, mais au moins c’est direct.

Ce qu’il entend, c’est une longue plainte sur ce pays, une envie de le quitter, un désespoir, une fatalité qui les frappe tous sans remède.

Galmot avait compris… ce sont des avions qu’il nous faut… on a beau dire les jours de pirogue ce n’est plus possible… on n’est plus au temps des noirs de pelle qui creusait des canaux entre les criques et les fleuves… il fallait 4 mois à 200 noirs de pelle pour creuser 5 ou 6 km. Qui a 200 hommes à mettre à l’ouvrage ? Vous pouvez me le dire ?

Que voulez-vous ? Nous ne sommes bons qu’à héberger les marrons du Surinam ; tous ceux que les Hollandais… Si vous voulez mon avis, c’est atroce la manière dont ils les traitent, mais ils font venir des engins aussi qui remplacent les hommes… La France n’a soif que d’or… tous les engins vont à l’or. Il faudrait les consacrer à vider l’eau de ce fichu pays. On est d’accord, on dira tout ce qu’on voudra ce pays restera aux explorateurs ou aux poètes si on ne fait rien.

Au nom de Galmot, il s’arrête, essaie de comprendre, n’ose pas poser de question. Il ne sait pas que Galmot a été accusé de fraude, d’enrichissement personnel, qu’il risque la prison.

Galmot c’est la forêt qui l’a rendu fou si vous voulez mon avis… Trop d’amitié pour ceux qui croient aux fantômes… On a beau dire le pays de Descartes produit encore de ces âmes dérangées ou trop influençables, vous ne croyez pas… il a commencé comme journaliste et si vous voulez savoir, c’est à cause de gens comme lui que je ne lis plus les journaux. Que des mensonges, des racontars… Avant la guerre, l’œil était la feuille de chou de Cayenne avec pour devise l’œil voit tout et partout. Une honte, si vous voulez mon avis…

Il reprend une coupe de champagne et sort sur la plage. Lui aussi aimerait partir, abandonner tout. Sinon , il sera dévoré par les fourmis -manioc.

Contre les fourmis-manioc ? J’ai tout essayé, si vous voulez savoir. On a beau dire, cela fait partie des désagréments de la colonie. Non, je ne m’y fais pas, mais que voulez-vous, c’est comme ça ! Je ne resterai pas plus d’un an, après je pars.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .