Je suis née d’un bol breton et d’un verre en cristal du Val Saint-Lambert. Je suis née d’un jeune homme timide engagé dans l’armée et d’une jeune rebelle qui combattit toute sa vie. Je suis née d’une petite écriture appliquée qui avançait sur la ligne du français avec hésitation et d’une graphie guerrière dont les T jaillissaient comme des lances. Je suis née de deux tristesses.
Dans la soupe primitive, j’ai absorbé des mots de français et quelques mots de flamand. J’ai bu des paroles et avalé des grumeaux de silence. J’ai aimé deux géants qui veillaient sur moi. Je me suis vue dans leurs yeux. J’ai été le miroir de leur alliance. J’ai régné sur un petit territoire, un empire perché dans le ciel. J’ai été baignée dans l’ivresse d’être là, de goûter, voir, marcher, parler et l’ivresse plus grande encore d’être vue en train de goûter, voir, marcher, parler. J’ai couru dans l’herbe comme une souris verte.
J’ai été arrachée de la maison dans les nuages, descendue par terre, atterrie et un peu atterrée. J’ai perdu ma couronne et mes attributs. Ange déçu, j’ai pleuré. Chassée du paradis avec une toute petite valise en carton rouge. J’ai tenté une fuite dans la grande cour. Abandonnée, je me suis sentie étrangère. Séparée en plusieurs morceaux, j’ai attrapé un petit trou noir. J’ai fini par m’y faire, j’ai avalé la couleuvre, je me suis adaptée. J’ai fait bonne figure. J’ai joué, couru, ri. J’ai obéi. J’ai appris à rêver, j’ai laissé mon esprit parcourir les mosaïques du sol de la petite pièce, suivre les lignes de fuite du plafond, le soleil dans les feuilles. J’ai aimé entendre les histoires des adultes. J’ai compris que le silence s’épaississait.
Il y a eu la guerre des géants. J’ai résisté, j’ai creusé des tranchées, j’ai renforcé les barricades, je me suis barricadée. J’ai parfois été enrôlée de force. J’ai été prise à partie. Pour ne pas me rendre, j’ai renforcé ma carapace, épaissi mes murs, plongé plus profond, établi mes quartiers. J’ai été sentinelle, je me suis confiée une mission: veiller au grain (pourvu qu’il ne se passe rien). J’ai planqué, j’attendais que les guerriers s’endorment. J’ai appris toutes les qualités du silence, le silence paisible ou celui d’où jaillirait l’orage. Parfois, j’ai prié, « faites qu’il ne se passe rien ». J’ai enfoui tout ce qui n’était pas utile à la survie, on verrait plus tard. J’ai eu peur.
Dans mes temps libres, j’ai cherché une solution. J’ai aussi cherché le problème. J’ai fouillé les armoires. J’ai enquêté. J’ai fureté, j’ai écouté derrière les portes, j’ai suivi les conversations, j’ai écouté en silence (tu es bien taiseuse!). J’ai découvert des secrets mais ce que je cherchais s’échappait. J’ai poursuivi ma quête dans les livres. J’ai lu couchée sur le sol de la petite pièce ou sur une branche d’arbre, dans les fauteuils, dans les lits, dans l’herbe. J’ai découvert des pays, des univers, des situations. J’ai grandi. Le petit trou noir a grandi avec moi. Je l’ai camouflé comme j’ai pu. J’ai observé les autres. J’ai comparé. J’ai cherché à me distinguer et parfois à leur ressembler.
J’ai commencé à partir. Je me suis entrainée à partir de plus en plus loin. J’ai expérimenté la légèreté, je me suis enivrée de liberté, de rires, d’amitié et d’alcool. J’ai aimé. J’ai rencontré, j’ai étudié. Le trou noir était toujours là. Et je continuais à chercher. J’ai cherché par-ci et par-là. Je suis partie très loin. J’ai découvert l’Amérique. Je me suis entrainée à être moi, loin des regards. Je me suis efforcée. J’ai choisi des voies, pris des chemins, suivi des intuitions. J’ai travaillé. J’ai beaucoup travaillé. J’ai construit ma cabane. Parfois j’ai fait semblant. Toujours quelque chose manquait. Je comblais avec ce qui me tombait sous la main.
J’ai eu une idée. Et si j’avais trop? Et si, plutôt que de manquer, j’avais un morceau qui ne m’appartenait pas? J’ai investigué de ce côté. J’ai fait le tri. J’ai répertorié, j’ai fouillé ma mémoire, mes archives et mes rêves. J’ai interrogé des témoins. J’ai sollicité des avis, des conseils, des interprétations. J’ai eu des hypothèses. J’ai cartographié mes origines, je me suis inscrite dans une lignée, dans deux lignées. Je me suis appropriée mon héritage. J’ai fait un voyage au centre de la terre. Je me suis approchée du trou noir, il y avait du silence.
J’ai rencontré mon alter ego. J’ai donné et j’ai reçu. J’ai commencé à dire nous. J’ai co-construit, j’ai co-décidé, j’ai co-géré, j’ai co-cuisiné. J’ai mis en commun, j’ai mélangé, j’ai co-inventé tout ce qu’il y avait à inventer. J’ai porté des enfants. J’ai été bouleversée et décentrée. J’ai changé d’orbite. J’ai bercé nourri consolé souri soigné embrassé regardé d’autres que moi. J’ai re-traversé mon enfance. J’ai re-chanté la souris verte, j’ai re-joué à cache-cache, j’ai re-lu les petits livres à couverture cartonnée, j’ai re-marché à quatre pattes, j’ai ré-appris à lire et à compter, j’ai recouvert des cahiers de papier bleu. J’ai accompagné comme j’ai pu. J’ai un peu oublié le trou noir. J’étais occupée.
J’ai poursuivi ma course sur une nouvelle orbite. J’ai inversé les pôles, j’ai retourné la gravité. J’ai inversé les rôles, j’ai été inversée. J’ai veillé mes deux géants. Je les ai accompagnés, les ai nourris, leur ai raconté des histoires. J’ai fait la paix. Je les ai regardés, j’ai vu un jeune homme timide et une jeune rebelle. J’ai mis mes deux petits géants en terre, je les ai gardés dans ma poche, dans une enveloppe, dans un sac à main d’où s’échappent encore des papillons du passé ou un petit carnet à spirale tracé de mots hésitants. J’ai recommencé à écrire. J’ai d’abord commencé à courir.
Je reprends mes cahiers, les cahiers à plumes et les autres. Je cours, j’écris, je travaille. Je cours sur les bords du trou noir comme sur les rives d’un vieux volcan. J’écris mes aventures au centre de la terre. Je vis. Je m’écris. Je décris. Je suis (d)écrite.