Éblouie, elle passe de l’obscur à la lumière. Devant elle, un jardin ancien, l’odeur des lilas. Elle s’arrête, elle veut capter leur parfum, celui du jadis. Elle plisse son nez. Elle rit. Le nez aux aguets, je ressemble au petit bichon qui, là tout près, renifle l’herbette avant de pisser — accroupie, c’est une chienne –. Sa maîtresse la tient en laisse, d’une main ferme encore pour son âge. Elle ne peut s’échapper. Elle tourne en rond autour du banc. Et moi, je me suis sauvée. J’ai pris la fuite. Devant un danger ? Lequel, je ne sais pas vraiment. Il y a eu ce rêve, la nuit dernière. J’étais emportée dans une avalanche qui engloutissait tout sur son passage. Inerte, terrifiée. Soudain, je volais au-dessus d’elle, légère, libre. Dehors, là, maintenant, oui, je suis en sécurité. J’ai écouté ma petite voix intérieure qui m’a chuchoté : prends la poudre d’escampette, sauve-toi. Face à moi, des montagnes aux sommets encore enneigés, aucun risque, des ballades à organiser, des narcisses dans les prés, des trolles aussi, et le chant de la rivière, des galets qui roulent en son lit. Et là, la vie. La petite vieille sur son banc. Sa chienne qu’elle caresse. Mon homme qui me fait signe, il s’impatiente…
Oui, il s’impatiente, il grommelle : Putain, qu’est-ce qu’elle fout ? Figée sur le pas de la porte ? Elle ne me voit pas ? Marre de l’attendre, de faire les cent pas dans ce jardin suranné. Des lilas, des lilas, encore des lilas. Leur odeur entêtante. Des brassées de lilas sur le cercueil de ma mère. L’homélie affligeante du curé, ses effets de manche. Envie de hurler. Maintenant, ici, ce serait bon de hurler, ça ferait bouger les choses, les gens. Ça la ferait bouger, avancer vers moi, me sourire. J’aime quand elle me sourit. Ses yeux s’éclairent, je m’y noie. Mais putain, qu’est-ce qu’elle cherche en ce lieu ? Elle ne m’a rien dit, juste m’a demandé de l’accompagner, ici, dans un retour aux sources, elle a dit, je t’expliquerai, plus tard. J’ai accepté, je la sentais inquiète, tendue, elle avait besoin de moi. Non, mais, elle ne pourrait pas être paisible, tranquille, tiens comme la petite vieille installée sur le banc et qui caresse son chien.
Vilaine, vilaine, s’exclame la vieille. Poupette, t’as fait ta crotte, là, dans le gazon, le gazon, c’est pour les jeux des enfants ou pour la sieste des grandes personnes, pas pour te soulager. Tu sais bien qu’il te faut attendre, je te conduis toujours à l’espace qui t’est réservé. Voilà, tu me compliques la vie, faut que je trouve dans mon cabas le plastique dans lequel enfermer ton offrande. Mes lunettes. Va falloir que je me lève. Ça m’aurait plu de rester là tranquille, admirer les tulipes, les rouges, les Perroquet, les fleurs de lys, les naines, les doubles, les dentelées et autour d’elles, les jacinthes, les muscaris, les narcisses, rêver. Encore un moment. C’est dur de me lever, je suis toute rouillée, y en a marre de ces rhumatismes qui me bloquent. Oh flûte, le gardien du square, l’a pas l’air aimable…
Il s’approche d’elle, il n’a pas l’air aimable, il agite un carnet à souches, il marmonne : Celle-là , je fais me la faire, je la surveille depuis plusieurs jours, quand elle s’éloigne en boitillant, je les vois, sous le banc, les crottes de son stupide chien. J’enrage, jamais je n’ai pu le prendre sur le fait quand il chie, non jamais encore, mais là, maintenant, oui, de belles crottes encore fumantes. (On dirait qu’il s’en lèche les babines ! – le gardien -). Marre de ramasser les merdes de tous ces clébards, et les restes des humains crados, les papiers gras des pizzas, les mégots, les trognons de pommes, les canettes de bière, les masques, et… Je vais me la coincer, la bonne femme à l’air sage, en infraction, ah, ah ! Merde, qu’est-ce qu’elle fabrique ? Elle se baisse, elle insère les crottes en question dans un petit sac, le petit sac elle le met dans son cabas, elle s’éloigne, le chien gambade près d’elle, et moi j’ai l’air d’un con.
La jeune femme a rejoint son mec qui la prend dans ses bras. La vieille dame trottine, Poupette tire sur sa laisse. Le gardien fulmine.