Je dois avoir six ou sept ans et la photo est prise un matin de Pâques, au jardin. Mon grand-père était très fier de la petite brouette qu’il m’avait fabriquée, pour ramasser les œufs en chocolat. C’est peut-être lui qui a poussé à prendre la photo. C’est pris depuis la maison, par quelqu’un qui n’a pas dû vouloir mettre les pieds dehors. C’est ainsi qu’on distingue en arrière-plan le vieux portail vert, à grand espacement entre les lattes. Si une auto était passé dans l’impasse au moment de la photo, on la verrait. Il semble bien qu’on distingue la bétonnière des voisins d’en face, c’était bien l’époque de construction de leur grande maison. Mais peu importait sans doute pour ma mère ou pour ma tante, les deux de la famille à prendre des photos. Ce qui compte, c’est la plate-bande à côté de la grande allée où la brouette est sagement garée. Bien sûr, la plupart des œufs que les cloches ont laissé tomber atterrissaient dans ces plate-bandes. Mais pour la photographe, c’est surtout la saison des premières floraisons de printemps. On dirait que le vrai sujet, c’est le groupe des trois jacinthes, aux trois couleurs justement, et le couple de jonquilles qui les encadre. Et même, les petites tulipes encore encapuchonnées de vert mais qu’on devine déjà. Elle a dû attendre que j’en arrive là, avec ma brouette, celle qui a pris la photo. Peut-être même qu’elle avait triché avec les cloches. En plus des œufs tombés du ciel, elle en avait déposé un là, exprès, guettant que j’y arrive.
Celle-là doit dater d’un an et demi avant ou même un peu plus. C’est l’été, je n’ai pas encore six ans et mon frère doit à peine avoir commencé à marcher. On a réussi à nous faire tenir assis tous les deux sur le petit banc de jardinier. Derrière nous, on devine la luxuriance du jardin en juillet. Il y a des fleurs, il y a des légumes et sans doute déjà des fruits, au moins des fraises. La direction de l’objectif serait bonne mais ça ne plonge pas assez pour les voir, les fraises perpétuelles. Pardi, il s’agissait pour la photographe -peut-être bien déjà la même- de mettre les deux bouilles bien au centre ! Mais ce qui est étrange, ce sont les outils qui nous entourent. Pas des outils de jardinier. Il y a là le tamis du maçon et le marteau du menuisier. Et nous nous en servons pour traiter la récolte de haricots secs à nos pieds d’une bien curieuse manière. Mon frère semble frapper avec le marteau les cosses pleines et on dirait que je tamise ensuite… On n’a pas dû nous laisser faire ça longtemps ! Avait-on quand même laissé traîner là les outils exprès ? Ce pourrait bien être un coup de malice d’un grand-père qui était fier d’avoir fait tous les métiers du monde…
On est passé au noir et blanc. Cela se passe toujours dans le jardin. Je suis passé aux trente-cinq ans et quelques. Je lis face au pupitre, avec des gestes. On voit quelques personnes de dos. Précaution par rapport au droit à l’image sans doute. Je crois bien que c’est Jean-François qui est venu prendre la photo. Le goût des ombres d’arbres et le goût tardif de l’argentique le trahissent. La question est pourtant la suivante : qui de nous deux avait eu envie de ce genre de reportage ? Etait-ce l’une de ces époques où, pour lancer une activité nouvelle, il faut du document à pouvoir transmettre ? Je crois plutôt que ça intéressait Jean-François, ce principe des rendez-vous au jardin, avec financement du Ministère de la culture mais opération toute nouvelle à l’époque, qui a bien prospéré depuis… Il a dû venir comme s’il faisait partie du public, comme quelqu’un qui aurait consulté le catalogue, serait ainsi venu dans l’impasse au jour annoncé et aurait poussé le battant du vieux portail en bois vert, ne fermant plus vraiment depuis longtemps. Se faisant passer pour plus amateur de jardin que de lecture d’histoires de jardin -pourtant, mon Archéo logis avec jardin !- il aurait traîné à l’arrière du public, aurait choisi son moment et clic !