Je n’aime pas les après-concerts : ce temps qui suit la performance, concédé à la « rencontre » de l’idole avec son public. Approcher l’acteur, le chanteur, le musicien, m’est impossible. Quel message lui délivrer qui n’aura pas déjà vibré à son oreille un million et demi de fois ? Qu’ajouter à la beauté éphémère du partage musical, au cours duquel il ou elle, a donné le meilleur de lui-même ? Que vouloir de plus que ce bagage émotionnel reçu en partage avec chaque auditeur qui en resortira lesté, modifié, augmenté ? Une sorte de timidité excessive me fait appréhender le corps de l’artiste, sa chair, ses os, toute sa personne, comme « intouchables », sacrés, en quelque sorte. Ceci le rendant inapte à ce choc frontal de la rencontre physique. Il s’agit là, bien entendu, d’une vision toute personnelle et je sais combien, en soutenant ce propos, je m’éloigne de la réalité : un artiste, quel qu’il soit, a besoin d’un public. Mais j’avoue une incapacité à modérer mon propos, à tempérer mon attitude vis-à-vis de cette sensibilité, cette réceptivité du « créateur » et, considérant le travail de forçat qui a plié son corps, les exercices pratiqués dès son plus âge afin d’exercer, endurcir ses muscles, sa mémoire ou ses doigts, il m’apparait tel la statue du commandeur, « l’invité de pierre », formidablement intimidant et tragique ; évacuant la dimension vengeresse de l’apparition … Ainsi, lors d’un récital d’Alfred Brendel, sous les applaudissements qui saluaient son entrée, je me souviens d’avoir reçu son regard concentré, vide, me considérant sans me voir et balayant, dans le même mouvement de tête l’entièreté de la salle, depuis le fond jusqu’aux premiers rangs où je me tenais. Ses yeux maintenant véritablement l’assistance retenaient tous ces visages levés vers lui, nous préparant, en quelque sorte à l’écoute.
Un autre jour, un dimanche matin, je me promenais à travers les rues complètement désertes et voici que, parvenue devant l’hôtel, je m’engage sur le passage piéton tandis qu’un cycliste vient de s’arrêter au feu rouge. En passant devant lui, allez savoir pourquoi, nos regards se croisent. Le sien m’a semblé marquer un arrêt, dû à ma surprise, un peu trop visible, de cette rencontre — aucun doute possible, l’allure, même à vélo, était bien celle que je lui connaissais à travers les nombreux films que j’avais pu voir. André Dussolier était là, devant moi, sur une bicyclette, attendant dans une rue déserte qu’un feu passe au vert ! Mon étonnement était d’autant plus fort que, la veille au soir, je venais d’assister à son spectacle « Novecento, Pianiste », d’après le roman d’Alessandro Baricco ! Ce jour-là, le hasard nous avait conduits l’un en face de l’autre ! Je n’avais qu’un pas à faire pour lui faire part de mon enthousiasme… Mais son visage s’est subitement métamorphosé, l’oeil s’est durci, planté droit dans mes yeux, affichant clairement un signal : Interdiction absolue d’approcher ! De m’aborder ! Passe ton chemin ! Je n’ai absolument rien à te dire et ne veux pas entendre ce que tu as le désir de m’exprimer !
Je me suis contentée de lui adresser un sourire.
Quelques mois plus tard, je me trouvais dans la rue M, l’une de ces rues anciennement très commerçantes mais devenues, peu à peu presqu’exclusivement touristiques, où les toiles cirées des tables des restaurants se doivent d’être à carreaux blanc et rouge et les menus de varier le moins possible dans leurs propositions de plats prétendument locaux.Dans cette rue si bruyante et vulgaire, figée dans ce pittoresque racoleur, une silhouette longiligne était courbée. Une longue mèche de cheveux gris masquait l’oeil et le côté du visage aux pommettes saillantes. D’un geste rapide et d’une main élégante aux longs doigts maigres, la mèche a été repoussée. J’ai noté la manche d’un costume gris, trois petits boutons noirs, avant que le bras ne redescende le long du corps, près de la poche qu’elle a soupesée machinalement, puis, remontant le long du buste elle a disparu, boursouflant le pan gauche de la veste, ouverte un peu plus sur un morceau de chemise claire. La main est réapparue, porteuse d’une paire de lunettes à monture métallique tenue serrée entre l’index et le pouce, comme un objet précieux que le poignet fin mettait en valeur. L’homme s’est redressé. Il était si grand qu’il dépassait d’une bonne tête l’habituelle foule de touristes qui le contournait, instinctivement l’excluant. Une fois ses lunettes ajustées, son regard s’est à nouveau porté devant lui, en ployant son corps, cassé à angle droit, face au rectangle de carton sale, punaisé de travers sur le panneau de bois écaillé. Les yeux plissés par l’effort, il s’est à nouveau absorbé dans la lecture, jusqu’à en laisser pendre sa mâchoire. Et le beau et triste visage, imperceptiblement, se déplaçait de gauche à droite puis revenait à chaque saut de ligne et les lèvres qui remuaient, semblaient murmurer un poème, répéter une scène à mémoriser : La Cervelle de Canuts, les grattons, la Rosette, Jésus et autres saucisses, le Sabodet – qui est sans doute la plus particulière des saucisses locales, car on y ajoute un petit peu tout ce qui provient de la tête de porc, oreilles, groin, joue, etc. – le gâteau de foies de Volaille, l’andouillette, le tablier de sapeur et la tarte aux pralines….
J’ai ressenti l’envie impérieuse de l’aborder, d’oser poser ma main sur son bras, d’oser lui dire, Monsieur, puis-je vous indiquer… me permettez-vous de vous conduire vers …
Je n’ai pas osé.
C’était Laurent Terzieff.
J’ai peur des artistes.
Je n’ai pas peur des artistes, je les respecte et je respecte leur vie intérieure ou intimité, alors si on se trouve en face à face un sourire (ai habité près de certains : Brialy – lui c’était à la rigueur un merci s’il me tenait une porte -et Régiani, rencontré d’autres dans le public – et le reste du temps les laisser à ceux qui se croient du droit de propriété sur eux sous prétexte de les aimer ou de savoir qu’ils existent
Merci pour votre lecture Brigitte Célérier