Moi aussi. J’ai décidé tout pareil d’arrêter d’écrire. Je ne sais pas si c’est facile (pente naturelle, laisser aller, liberté retrouvée, insouciance…) ou difficile (abdication, renoncement, faiblesse, lâcheté, inconsistance), heureux ou malheureux. À l’instant même de décider j’ai pensé à Jackie. En réalité je ne sais pas précisément dans quel ordre, suivant quelle architecture ou tumulte de pensées confuses : d’abord l’histoire de Jackie ou bien … Le mélange d’idées et sensations floues ne s’est pas solidifié en une résolution une bonne fois pour toutes ! Non c’est un ensemble d’expériences et d’ingrédients dont j’ignore tout des proportions et mélanges, un flux d’hésitations et résolutions contradictoires au coude à coude, parfois moins … des frémissements … tout un travail souterrain résumé par cette formule, histoire d’en saisir un bout (une étiquette : voilà comment et pourquoi j’ai choisi d’arrêter d’écrire !) : à l’instant de décider j’ai pensé à Jackie. Une première amorce d’explication parce qu’il faut bien commencer ! (J’avance à pas lents, ce n’est pas n’importe quoi cette décision, elle précède de multiples changements dont je ne perçois pas encore l’étendue…) Jackie c’est la meilleure amie de Carol. Récemment j’ai demandé à Carol, comment est-ce que tu peux avoir une meilleure amie ? Comment sais-tu qu’elle est ta meilleure amie ? Est-ce que tout le monde en a un ou une ? Pourquoi est-ce que je n’ai pas de meilleur ami ? (C’est plus une affaire de femmes ? – de tempérament ? – d’aptitude ? – de hasard ? – de chance comme les fées penchées sur le berceau ?) Arrêtant d’écrire je n’aurai plus à avoir mal au dos ni un peu froid dans le bureau silencieux. Lucarne sous le ciel des nuages de la pluie du soleil ou du bleu. Parfois gris uniforme ou bosselé. Je n’aurai plus à me réveiller. Non. Je n’aurai plus besoin d’écrire en catastrophe la nuit (avec l’application de notes, sur le téléphone) pour décrocher l’idée, la phrase, les mots qui m’ont secoué, mis le grapin dessus, hameçonné ; oui ; je n’aurai plus besoin de me redresser sur un coude, me tourner sur le côté, à tâtons chercher le téléphone, faire tomber un livre : Carol se retourne en soupirant. Tendu dans le blafard, je fraie la vidange des mots depuis leur vacarme jusque dans le rectangle lumineux de l’écran. Je pose le rectangle blanc je m’allonge à nouveau je peux maintenant espérer dormir, les mots reposent paisibles sur l’oreiller du téléphone mes yeux se ferment une douce paix me gagne. Jackie avait décidé d’apprendre à jouer du saxophone. Elle a acheté un beau saxophone. Brillant. Lui aussi. D’occasion. Jackie ne résiste pas à l’idée d’une bonne affaire. Jackie n’est pas pingre. Mais Jackie est écossaise. Elle a acheté l’étui pour transporter le saxophone lorsqu’il faut aller en cours. Je n’ai pas vu l’étui. Ni le saxo. Mais j’imagine que c’est un étui un peu râpé dans les coins, de couleur sombre, bleu foncé, peut-être noir. Un bel étui. Je n’aurai pas non plus à lire relire rectifier essayer d’assembler des bouts des bribes des fragments et me dire ça s’organisera comment cette histoire, et de changer constamment d’avis parce qu’une idée chasse l’autre comme une note pousse l’autre et revenir à la phrase d’avant, comme Jackie, je n’ai pas entendu mais j’imagine. Jackie a dit que cette idée d’apprendre à jouer du saxo c’était drôlement bien ! (Un rêve qu’elle va réaliser maintenant qu’elle a enfin le temps ! ) et aussi que c’est laborieux finalement. Que les répétitions à la maison, la contrainte d’aller aux leçons, le sentiment de batailler batailler batailler encore sans progresser, parfois ça lui mine la journée. Elle ne pense qu’à ça. Ce qu’elle aurait dû faire, comment elle devrait planifier davantage son temps, s’astreindre à des répétitions, des gammes. Au contraire la voilà à penser qu’elle est en dessous de tout ! Qu’elle n’a pas fait ce qu’il fallait ! Qu’elle ne s’est pas donnée les moyens … Le grand remue-ménage de l’insuffisance et de la culpabilité. Je n’aurai plus non plus à me retrancher du temps des autres – tu vas où ? – dans le bureau pour écrire ! Dommage on aurait pu se faire une superbe balade, profiter du beau temps, on ne sait jamais quand on aura une autre belle journée ! Ou bien se lever tôt au milieu des paquets de nuit qui écrabouillent la fenêtre – chahutent les arbres sous le noir… Courage ! Carol a dit à Jackie que c’était une sacrément drôle d’idée ça ! S’astreindre à un loisir qui – finalement ! – semble lui procurer plus d’inconvénients de remords et de remous que de plaisir ! Jackie a donc décidé d’arrêter de jouer du saxo. Je ne sais pas si c’est heureux ou malheureux !