C’est à Hammamet que Jean fait la connaissance de Richard, dans la maison du docteur EichMuller cachée sous les tamaris au bord de la plage. Jean veut rencontrer des colons qui cherchent à s’installer. Il connaît déjà les grandes propriétés du Nord ou les riches propriétaires de la forêt d’oliviers sfaxienne. Il veut voir autre chose. Qui s’installe encore dans le protectorat français de Tunisie, alors qu’en Indochine au Congo ou en Guyane l’administration offre des lots bien plus grands ? On lui a indiqué l’école d’agriculture de Tunis et c’est par le directeur qu’il rencontre Richard, élève de l’école dont le docteur EichMuller est le correspondant. Le gros rire du docteur l’accueille, installé sur les fauteuils en osier de la terrasse ; il s’est foulé le genou et c’est la vieille Madame Eichmuller qui est venu le chercher à la gare. Le gros rire et la fumée de la pipe. Ce gros rire que Jean a déjà entendu chez les vieux colons installés, un gros rire qui tranche sur le silence et la discrétion des autres. Des noirs et des garçons de famille en Guyane, des Arabes ici, des domestiques et des femmes partout. Il a l’habitude. Il y Vera aussi, une jeune danoise au pair qui sert le thé et remplace la fille que le couple n’a pas eue. Et puis Karl le fils malade. L’autre fils fait ses études à Paris lui a-t-on dit. Enfin il y a Richard, la vingtaine, le cheveu dru et noir, la fougue de la jeunesse, la réserve du fils de bonne famille qui s’entretient avec le vieux docteur tout en suivant furtivement des yeux tous les gestes de Vera. À entendre le vieux docteur Hammamet est un faubourg des grandes capitales européennes : Gide, Roger Martin du Gard, Paul Klee, le prince de Galles tous viennent à Hammamet dans la villa italienne ou à l’hôtel de France sur le port. Le docteur Eichmuller lui est danois, mais son français est parfait, beaucoup plus que celui de Mme EichMuller ou de Vera. Jean écoute plus qu’il ne parle. Il s’imprègne, regarde. Demain on ira en visite chez des Arabes et des Européens, voir les potiers de Nabeul, des tisserands aussi et puis les propriétés des voisins Ormond, Quintard, Quennec, Lécuyer, d’autres encore. Vous aimerez les demoiselles Scellos. Il faudrait un smoking à Richard pour les invitations, les réunions et les bals, les soirées officielles où la tenue de soirée est de rigueur. L’étonnement de Richard fait rire Vera. Jean retrouve l’ambiance familiale, insouciante et heureuse de l’entre-soi de la colonie, un peu comme chez Claudette à Cayenne. En revanche, la végétation est si différente. Il pose des questions sur les plantes du jardin ; cela lui donne une contenance et fait plaisir au docteur. Il aimerait en savoir plus sur Richard et ses projets d’installation, mais ne trouve pas la façon d’aborder le sujet. Lauriers, tamaris, plumbagos, bougainvilliers, tout est si différent de la Guyane, il ne reconnaît que les bananiers et les palmiers. On ne lui pose pas de question, on sait qu’il est journaliste, mais personne ne se soucie de son silence. Peut-être ne se sentent-ils pas observés, peut-être se croient-ils tout bonnement admirés, enviés . Ils sont tellement établis dans la sérénité de leur confort et de leur vie paisible, lui n’est qu’un itinérant qui repartira comme il est venu. Tous ces mots prononcés en français, danois, arabe parfois quand se montre la domestique ou quand s’invite un convive inattendu factotum d’un grand propriétaire qui apporte des régimes de dattes et de bananes, tous ces mots font à Jean comme un abri sous lequel personne ne le sollicite . Par réflexe professionnel, il retient les noms propres ; tout le reste il l’écoute sans vraiment l’entendre.
Tous sont très cordiaux cependant, civilisés, ouverts. Le docteur propose une baignade avant le repas. Richard suit Vera. Elle est très bonne nageuse et s’éloigne rapidement. Richard et Jean restent prudemment au bord. Les mots ne viennent pas à Jean et Richard tient des propos confus sur ses projets. Il est question d’une installation qu’il envisagerait avec deux bons camarades de l’école, de l’intention de briguer des lots à Sidi Bou Zid où l’administration prévoit un lotissement, mais en remet sans cesse le lancement et réduit petit à petit la taille des lots. Pour le moment il est en stage chez le docteur Lovy, le médecin du sultan qui exploite 3000 ha dans le sud, encore un ami de son père ou plutôt une lointaine connaissance d’internat dont il ne se souvenait plus. Jean précise qu’il est fils de médecin lui aussi, mais le propos se perd dans le ressac de la méditerranée sans que cela les rapproche. Néanmoins Richard l’invite à passer à Maknassy et Jean promet de venir. Il sent chez Richard ce mélange d’enthousiasme et d’incertitude quant à l’avenir qu’il a bien connu lui-même dix ans plus tôt. Il est toujours aussi dur d’avoir vingt ans pense Jean.
Devant le coucous préparé par Mohamed le cuisinier arabe des Eichmuller la conversation vient sur l’exposition coloniale, le point culminant de cette année 1931. Richard a failli ne rien en voir tant son inauguration était sans cesse repoussée. Son père lui a obtenu une invitation pour l’inauguration officielle du musée des colonies construit en dur le long de l’avenue Daumesnil à l’entrée du bois de Vincennes. Le métro va désormais jusqu’à la Porte dorée. L’exposition était encore en chantier : madriers, planches ferrailles, grillages, tas de sable, ouvriers, camions de gravats. C’est à travers des palissades qu’il a vu quelques pavillons très beaux, mais inaccessibles, le rocher des singes, et le temple d’Anghor qui domine toute l’exposition, mais n’était pas encore complètement dégagé de ses échafaudages. En revanche il se souvient très bien du tract invitant à boycotter l’exposition et du nom de ses signataires : André Breton ,Paul Eluard, Georges Sadoul, Aragon, René Char et d’autres dont il ne se souvient plus. Il en cite même quelques phrases : aux discours et exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale. Le docteur Eichmuller répond par son énorme rire tonitruant. Il regrette tellement de n’avoir pu s’y rendre. Il aime tellement Paris qui lui rappelle ses souvenirs de jeune homme, étudiant en médecine et fervent de la faune de Montparnasse. Jean se garde bien de raconter ses visites à l’exposition coloniale et quelques propos censurés dans l’article qui lui avait été commandé. Il ne dit pas non plus que son projet est d’aller en Indochine voir d’un peu plus près cette rébellion qui a fait scandale alors qu’il était déjà en France. C’est encore moins le lieu de parler du procès de Nantes. Le repas se termine avec des oranges de l’orangeraie qu’on visitera dans les jours qui viennent. Jean note l’adresse du docteur Lovy à Maknassy. Il reverra Richard. Il pressent même qu’ils deviendront proches malgré leurs différences, car le jeune homme est entier. De toute façon il offre un parfait point de vue sur la condition des nouveaux coloniaux, exactement ce que Jean cherche.Le docteur Eichmuller n’est pas inintéressant non plus pour un portrait de ces apatrides riches qui ont boulingué un peu dans toutes les colonies avant de s’installer quelque part loin de chez eux et d’y fixer leur foyer près de la mer. Dar el Behar se nomme la maison du docteur. Ils disent tant les noms que donnent les colons à leur petit bout de monde. C’est un autre sujet, un contrepoint à ceux qui veulent s’enraciner comme Richard.
Cette ouverture sur le dialogue va-t-elle me permettre de revenir à mon chantier. C'est une suite qui se dessine oplongeant désormais dans les archives familiales. Merci à François Bon de relancer la machine avec une forme qui appelle le fond.
Extra, Danièle. Tellement contente de retrouver on chantier. Oui, le pouvoir de François sur nos écritures, ça m’a fait pareille : il dit projet personnel et ça relance la machine. C’est pour moi l’occasion de redire à quel point j’aime ce livre en devenir, ta façon de raconter est exactement ce qu’il faut et ton travail de documentation me laisse très admirative. Impatiente de tenir le livre entre les mains.
Merci Anne, toujours fidèle et élogieuse. j’espère bien trouver une nouvelle énergie pour continuer. je te souhaite la même chose.
J’aime bien cet échange entre les histoires minuscules de Richard et Vera et l’histoire tout court (porte dorée, tract surréaliste). Tu les racontes bien ces histoires, c’est fluide. Revenons à nos chantiers !
merci Bernard. Oui, je vais reprendre mon projet.