Deux grands courants sombres se croisent, celui qui monte, celui qui descend, une sorte de ralentissement, cadeau gracieux d’une minute d’escalators dans le chassé-croisé du matin ou du soir. Regards vagues, les visages flottent au-dessus de la mêlée sur les vêtements à dominante grise ou noire, c’est à qui passera le plus inaperçu. En haut, côté lignes de banlieue, on se presse, on s’accumule, on s’immobilise provisoirement, tous cous tendus vers l’affichage. Si on découpait l’image, en remplaçant les panneaux des horaires par des oies sauvages ou par un troupeau d’anges venus du grand Nord, on aurait la certitude que la dame aux sacs pleins d’objets indéterminés, le travailleur fatigué qui s’appuie sur les tréteaux de ses jambes écartées, les trois adolescents essoufflés qui déboulent et s’arrêtent net, les éternels retardataires contemplent une apparition. Une voyageuse en couleurs, exception vêtue d’une merveilleuse robe africaine, prête l’oreille : essaie de comprendre ce qu’annonce la voix haut-parleuse noyée dans la grande rumeur puis se penche vers une voisine passagère qui désigne une voie au lointain. La voyageuse en couleurs se met à courir massivement, tout le monde s’écarte au passage de la conviction. Une rame vient d’aborder. D’abonder. Les portes s’ouvrent sèchement et les voyageurs se précipitent, comme déjà en retard, ou fuyant un monstre resté à l’intérieur du bombardier. Ils croisent tous ceux qui vont dans l’autre sens se jeter dans la gueule du retour parmi ceux qui ont la chance d’être assis, malgré tout coupables d’avoir une place quand tant d’autres restent debout sans se plaindre sauf exception.
En bas, précipitation ralentie, morcelée par les bornes-couperets. Tickets et passes avalés ou posés sur les cercles violets tintinnabulent mécaniquement juste avant le son des guillotines automatiques. Passage obligé. Il y a celui qui profite de l’ouverture rapide pour se faufiler juste derrière toi et s’éloigne en jetant un rapide coup d’œil tout autour. Claquement dans le sillage, clap du film sans fin. Tentatives d’échappées et, de l’autre côté, après le barrage, on voit vite fait la femme déterminée qui lit debout ‘Apocalypse avec en évidence corps interposé à contre-courant et voix gravement écorchée , sans que personne ne l’écoute. Engorgement dans le couloir menant à la ligne souterraine. Bourdonnement, essaim de ceux qui ne peuvent qu’attendre, sans savoir ce qui se passe à l’autre extrémité de l’escalier. D’abord pas de mots puis téléphones scrutés, interrogés en silence, plein d’écrans allumés, rien ne bouge. Résignation, et mouvement de colère. L’homme veut rebrousser chemin mais impossible : les corps ne cessent d’affluer et de densifier le piège. La femme tente de passer un appel téléphonique qui se perd dans la rumeur puis se tourne vers ceux qui au moins physiquement l’entourent. Il faut qu’elle avance, elle ne peut se permettre de n’être pas à l’heure, de perdre son travail. Elle est au bord des larmes, sa détresse se répand dans le grand flot. Quelqu’un tente de la réconforter. Ils ne peuvent pas nous laisser, ça va s’arranger une fois réglés l’accident de personne ou l’incident technique ou la suppression des rames ou la divagation d’un être vivant sur la voie ou la grève ou la fin du monde. D’ailleurs on dirait que ça bouge un peu. L’espoir prend la forme de quelques centimètres gagnés dans le goulot d’étranglement. Une lueur : premières marches sales de l’escalier inférieur en vue. Un enfant est descendu dans une poussette et c’est la solidarité des profondeurs : il y a toujours quelqu’un pour aider la mère à porter le tout. L’enfant tourne la tête, regarde autour, au-dessus, s’accroche à sa petite couverture, cherche du regard celle qui est trop occupée par le portage pour le rassurer. Les explications, ce sera pour plus tard, quand on sera sortis de là. L’enfant, toi.