Je suis née en me présentant par l’épaule puis, finalement, je suis sortie correctement.
J’ai remplacé l’enfant mort né avant moi. J’ai bu des biberons, j’ai babillé en français et en allemand. J’ai tenu ma tête à six mois, comme n’importe quel bébé. Je suis arrivée en France à ce moment-là.
J’ai appris à parler. J’ai appris à me tenir debout. J’ai marché. J’ai roulé à vélo et en patins à roulettes. Je me suis balancée sur des balançoires suspendues et sur des balançoires à bascule. J’ai grimpé en haut des arbres. J’ai nagé la brasse comme les grenouilles.
J’ai louché. J’ai porté des obturateurs en caoutchouc noir ou rose sur chacun des verres de mes lunettes, alternativement. J’ai mis des lions dans des cages et observé le relief des mouches chez l’orthoptiste.
Je suis allée à l’école. J’ai appris malgré tout à écrire, à lire, à compter.
Je suis allée au lycée. J’ai aimé mon prof’ d’anglais, mon prof’ de philo, mon prof’ d’histoire. J’ai obtenu mon bac avec mention passable. Je n’ai pas voulu faire d’études. Je n’ai pas voulu mettre ma vie sur des rails.
J’ai tricoté des écharpes au point mousse, des pull-overs dont un noir avec des motifs jacquard bleu turquoise.
J’ai lu L’histoire du surréalisme de Maurice Nadeau. J’ai lu Stirner, Bakounine, Proudhon. J’ai dit que j’étais anarchiste.
J’ai aimé l’idée de Gébé de jeter ses clés.
J’ai beaucoup menti. J’ai raté beaucoup de derniers métros. J’ai eu beaucoup de parents malades. J’ai aussi beaucoup menti par omission.
J’ai été vexée quand j’ai compris que Bob Dylan était très connu ; je croyais qu’il n’appartenait qu’à moi.
J’ai découvert qu’on avait le droit de ne pas être comme tout le monde, de sentir le monde autrement quand j’ai lu L’étranger de Camus.
J’ai arpenté les villes. Je suis montée dans les combles de la cathédrale la nuit pendant qu’elle était en chantier. Je suis rentrée dans des maisons abandonnées. J’ai volé dans les supermarchés.
J’ai repeint des appartements, j’ai posé du papier peint, j’ai démonté, remonté deux moteurs de voiture. J’ai obtenu un diplôme professionnel de menuiserie.
J’ai souvent ressenti de la honte sans savoir que je ressentais de la honte.
J’ai souvent ressenti de la peur sans savoir de quoi j’avais peur.
J’ai fui énormément. Je n’ai pas toujours su ce que je fuyais.
J’ai compris des situations longtemps après les avoir vécues.
Je me suis aussi lancée, élancée.
J’ai pris des photos avec un Rolleiflex. J’ai pris des photos avec un Canon. J’ai développé des photos en noir et blanc dans des chambres noires. J’ai regardé les images apparaître dans le bain du révélateur.
J’ai aimé. J’ai aimé mal. J’ai bien aimé faire pousser des tomates, des enfants, des salades, des radis, des courgettes. J’ai bien aimé faire de la confiture avec les figues du jardin.
J’ai pratiqué le théâtre amateur avec jubilation.
J’ai bien aimé, finalement, étudier à la fac’, tardivement.
Je n’ai pas escaladé de parois rocheuses. Je n’ai jamais boxé. Je n’ai jamais participé à un concours de natation.
J’ai rempli ma fonction de reproduction.
J’ai marché le long de rivières, sur le causse du Quercy, dans des bois, dans la montagne, dans les villes, dans les forêts, en rase campagne.
J’ai conduit des voitures. Je n’ai pas conduit de bus, de camions, de trains, d’avions ni d’hélicoptères. Je n’ai pas conduit de bateaux. Je n’ai pas navigué.
J’ai aimé les chats. J’ai aimé en particulier un chat qui était une chatte au pelage roux clair du nom de Lune ou La kik ou Le chat. J’ai éprouvé que les chats nous permettent d’être davantage qu’humains.
J’ai enterré deux chats, une mère, un père, un frère et quelques ami.e.s.
J’ai cultivé des plantes en appartement et sur des balcons. J’ai déménagé de nombreuses fois. Je n’ai pas encore fini de déménager.
J’ai hérité d’une statue en bronze, une copie de La baigneuse de Falconet.
Je n’ai jamais appelé la police.
J’ai écrit une introspection qui n’en est pas une. Je n’ai pas écrit comme Jean-Jacques Rousseau. Je n’ai pas formé d’entreprise pour montrer à mes semblables une femme dans toute la vérité de la nature.
J’ai fait une sélection tellement drastique qu’elle en est toute froide. Mais comment faire ?
belle formulation de nos vies
Merci Brigitte
c’est décousu et charmant, charmant parce que décousu. Bravo !
Beau texte. J’aime bien quand il y a du Stirner, du Bakounine, du Proudhon et, surtout du Gébé !
Merci merci de vos lectures !