C’est là-bas, au milieu de cette rue étroite en contrebas du vieil Aix. Rue d’ombre perpétuelle assombrissant toute l’année ses tristes bâtisses. Là, l’immeuble numéro douze, celui avec un petit perron de pierre grisaillant accoudé à ses voisins brunâtres ou vieil ocre passé. Trois marches pour pouvoir sonner, entrer. À partir de là, commence un retour, improbable distorsion du temps, vers le dix-neuvième siècle. Pousser la lourde porte, passer devant la loge. Attaquer la montée des degrés tapissés de rouge piqueté et fané. Serrer sa boîte de violon en bois avec la main gauche et moite. Effleurer la rampe encaustiquée de l’autre main. Dans l’air humide et poussiéreux juste assez prégnant pour être éprouvé. Longer le premier palier et désapprouver les aboiements stridents du caniche. Frissonner. Le rébarbatif de la situation s’accroissant de marche en marche. Un sinistre vitrail laisse filtrer un jour tamisé. Atteindre le deuxième étage. Entre deux portes vernies à poignées de cuivre luisant de patine, choisir celle de droite. Chercher la sonnette. Attendre. Faire passer sa boîte de violon d’une main à l’autre. Essuyer ses doigts collants. Compter quelques secondes avant de sonner puis de pénétrer en s’annonçant dans une manière d’antichambre à patienter. Patienter, donc, environné par un papier peint pâle rayé verticalement. Encore de courts intervalles de temps pour habituer sa respiration. Contrer tant bien que mal le mélange douceâtre de cire d’abeille, d’urine de chat et d’antiques napperons jaunis. Ne pas savoir où poser sa boîte à violon et rester en regardant, en attendant, en entendant la « musique à fausses notes », la fin du cours précédent. Contre le mur à l’est, une armoire de bois sombre étrangement mal fermée, qui ne donne pas envie d’agrandir l’entrebâillement ; un guéridon supportant un vase grec garni de fausses fleurs en tissu assez bien imitées et une porte coquille d’œuf au bouton ovale craquelé. Au-dessus des fleurs, en sous-verre, un dessin d’oiseau exotique figé sur sa branche. Dans le mur de l’ouest, une fenêtre étroite voilée et semi-couverte d’épais rideaux de velours vert épinard qui permettent au soleil couchant venant de la cour de traverser de justesse. S’approcher. Apercevoir les deux platanes rabotés de la placette d’en-bas qui n’envoient aucun signe encourageant. À gauche de la fenêtre, un autre tableau, vieille croûte d’un paysage de forêt extrêmement sombre comme on en voit dans les arrière-salles des musées de province, dans son cadre ouvragé et doré, surplombe un fauteuil crapaud à la tapisserie vert d’eau défraîchie. Le mur d’en face est affecté d’un autre fauteuil, un voltaire à la tapisserie assortie, et de la porte donnant accès à la pièce où sont dispensés les cours et d’où parviennent les fausses notes, les arrêts et des bribes de paroles. Se décider et choisir le voltaire. S’assoir et continuer de laisser passer le temps en s’essuyant les mains, la boîte sur les genoux, et l’envie de repartir coincée au plexus et dans la gorge. Ne pas pouvoir fuir et repartir par la porte d’entrée, là, juste devant, recouverte du même velours festonné que les rideaux. Se lever quand l’élève précédent sort. Saluer, dire bonjour. Franchir la porte de la chambre aménagée en salle de cours. À gauche en entrant, un sofa à la courtepointe terre de sienne bien tirée. Y déposer sa boîte en bois et l’ouvrir. En tirer son violon et son archet pendant que le professeur arrange et prépare quelques feuillets et partitions. Un piano droit au vernis virant sur le jaune, aux pieds tournés et paré de deux candélabres semble s’affaisser sur le mur de droite. À côté, la fenêtre qui, elle aussi, donne sur la courette et ses deux platanes et qui, elle aussi, est voilée et affublée d’épais rideaux de taffetas brun laissant chichement traverser le soleil du soir. Une commode longue sur laquelle reposent des cartons à partitions s’étend sur le mur du fond, surplombée par l’unique tableau de la pièce, représentant adroitement un quatuor à cordes fixé en pleine action. Deux pupitres : l’un en forme de lutrin et l’autre en acier pliant ou repose le recueil d’études Sevcik première année. Un tapis persan couvre le vieux parquet en point de Hongrie qui émet des craquements au moindre changement d’appui. Commencer par jouer la gamme de sol majeur. Puis le début de l’étude numéro quatre. « Attention, jeune homme, fa dièse, s’il vous plaît ! »
la où vient se nicher parfois la musique.. et la tâche qu’elle a d’effacer l’entourage
Merci pour votre lecture, Brigitte.
Des miettes de la 7 dans les rituels de cet interstice… elles n’y sont pas mais j’ai l’impression de sentir les odeurs de ce salon de musique, merci !
Vous avez vu très juste, Caroline ! Grand merci pour ce commentaire.
J’ai beaucoup souri à la lecture de votre texte … et imaginé la naissance de la musique après cette attente tortillée dans le défraîchi. Merci
Merci à vous, Déneb ! La musique ne devait pas être terrible non plus…
Comme ce devait être difficile ces leçons de violon, ces attentes pour assister au cours… mais tout semble finalement si clair dans votre mémoire…
Pas facile, en effet. J’ai dû mélanger plusieurs souvenirs et plusieurs immeubles pour en arriver là.
Merci beaucoup pour votre commentaire !
On y est complètement dans cet endroit, depuis la rue jusqu’à la chambre transformée en salle de cours. Tous les détails sont si précis. Etait-ce le lieu pour développer une âme d’artiste ?… pas sûr 🙂
Si si… mais un artiste en opposition !
Merci pour votre commentaire, Béatrice.
Une attente merveilleusement partagée. On voit on sent on a les mains moites… Merci
C’est vraiment une maison perdue. Presque totalement oubliée. Mon imagination a été très sollicitée : objets, couleurs, sentiment, etc.
Merci à vous, Anne !
Lecture immersive de ce texte sensoriel, on entre complètement dans votre maison. Très réussi !
Merci, Muriel ! Mon mixage a marché. J’en suis content.
J’ai beaucoup aimé ce texte. Très détaillé et qui dégage une atmosphère palpable. La boîte à violon qui passe d’une main à l’autre, les mains collantes m’ont rappelé d’autres attentes…
Tous les détails sont inventés, n’ayant plus qu’un très vague souvenir de cette maison vraiment perdue.
J’ai, par désir de contraste, voulu faire dans le très précis : « Ce dont on ne se souvient plus… il faut en parler. » Merci à vous !
Suite du projet relecture des textes à partir des sources … Rivière du violon.
Lors de ma lecture initiale, je n’avais pas douté une minute de la véracité du souvenir … que le retour aux sources dément. Cela me rend dans l’après coup encore plus sensible la mobilité du garçon et la mise en suspense du violon dans ce décor à l’encaustique. Ce qui fait matière, ce qui fait mouvement … Merci Fil de toutes les pensées que ma balade dans vos textes suscite.
Votre remarque, encore une fois très riche, me fait bien plaisir, Déneb, et me montre que j’ai plutôt réussi le pari du patchwork de lieux, tout en organisant la traversée oppressée mais cohérente de l’apprenti musicien.