Un temple. Il barre la route. Il détache le ciel de la terre. Une inscription sibylline à son fronton bleu. Une écriture, pas de sens. Douze jambes de bétons gris cassées en angle droit sitôt qu’elles touchent le sol. Ici tout est Sphynge. Il faut en passer par les oracles de verres et d’acier qui guettent à chaque entrée. Alentours, sacrifices fumants de bêtes à cornes vers les dieux antiques, à nouveaux puissants, invocation du Hasard par la méthode des dés, des runes, des osselets, des équilibres à cloche-pied entre le ciel et la terre tracés à la craie sur le sol noir… et les marchands du Temple, saignant les pèlerins d’autres fumettes, de feu, d’eau…
Excusez-moi : on ne nous attend pas ? Où ça ? Mais là… où nous allons. Là où vous m’emmenez… ?
Sortir de la voiture sans prendre la peine de fermer la porte. La laisser là. Partir seul. Retourner vers l’Est. Admettre qu’elle ne vient pas du Marché des Vacillantes, que la route en est perdue. M’asseoir au bord du fleuve. Attendre un signe…
Si, bien sûr, là-bas tout le monde nous attend. Ne devrions-nous pas éviter les postes frontières principaux dans ce cas ? Pour quoi faire ? … mais pour aller plus vite, sur la route entre Русе et Bucarest, une guérite en carton conçue pour se transformer en berceau flottant en cas de crue du Danube fait office de poste frontière : ça irait tout seul par là, plus vite, puisque nous sommes attendus.…Justement, on nous attend, l’urgence est là, l’urgence d’être attendus, pas celle d’arriver.
Son lourd regard n’a pas quitté un instant le panneau bleu qui chapeaute la frontière. Il murmure : On voit un temple. Je fais répéter. On voit un temple… Après trois heures d’attentes dans une fixité de cire, on voit un temple. Il ânonne : Γνωρίστε τον εαυτό σας και θα γνωρίσετε το σύμπαν και τους θεούς … Vous ne lisez pas le cyrillique ? Ce n’est pas écrit en grec, c’est écrit en cyrillique. C’est autre chose que ce que vous dites en grec qui est écrit en cyrillique. La traduction est autrement plus banale, vous savez ? Il renifle : La banalité est le meilleur déguisement de ce qui nous échappe. Je peux traduire pour vous… SI vous le souhaitez… Une fois que vous aurez dit à haute voix ce qui est écrit vous croirez que tout est dit. Mais vous parlez parce que vous êtes nerveuse. Et vous vous taisez parce que vous êtes nerveux… Soupir inquiétant : il voudrait qu’on se comprenne sans mot dire… On ne part pas comme ça. Il faut le temps. Le temps qu’il faut pour venir d’où et aller vers. On ne peut pas tout faire en même temps. Nous avons quitté Belgrade mais elle est toujours accrochée dans notre dos. Ici on bascule vers le vers. De l’Orient vers l’Occident.
Un bouquet de houx vert. Les mots apparaissent sous son front baissé, en lettres d’aube. Le vieux poème du paternel retour. Y pensait-il le poète en son pèlerinage à la bascule entre où et vers ? Elle dit : un bouquet de houx vert.
Faire demi-tour n’aurait pas de sens. Fastidieuse manoeuvre en cinquante mouvements, plaintes et consternations des baigneuses au soleil et mobilisation poussive de la Police des Frontières toujours davantage intéressée à ceux qui ne veut plus passer qu’à ceux qui , constants dans leur désir patientent depuis déjà quatre heures, deux jours, trois nuits…
Dans les trains vide de l’envers du décor balkanique, la vie aussi s’épaissit. Elle s’y laisse voir à l’oeil nu, pourtant les bulgares sont unanimes dans la détestation du transport ferroviaire. Si vous dites que vous êtes venu par ce moyen, vous êtes à peine croyable. Une chimère. Un ami consentant à m’accompagner à la gare de Pyce, sa ville natale au beau milieu de l’hiver était resté ébahi de la voir encore là. Comme s’il allait de soit qu’on l’avait ôté de la ville, comme une gare jouet, toute monumentale qu’elle fut, et qu’un coup de gomme sur la carte avait suffit à faire disparaître les voies ferrées. Il m’avait suivie, émerveillé comme au Train Fantôme et à l’invitation de s’assoir à mes côtés dans le compartiment désert en attendant le moment du départ, un effroi l’a saisi à l’idée quelle train pourrait partir en avance, sans prévenir et l’emporter vers d’insoupçonnables contrées ( ô diamant brut de la pure logique : les voies ferrées disparu, les destinations deviennent fabuleuses )… L’incrédulité des autochtones parachevait ma métamorphose en personnage de roman, en chimère, en illusion. Je traversais plus que les Balkans, le temps morne, blanc, immobile, qui est la marque de l’Est, pris dans ses heures de trains perdues dans des trajets si long qu’il est impossible de savoir où l’on en est, impossible même de vouloir le savoir, traversées où tout s’est — enfin — absenté, jusqu’au contrôleur, jusqu’aux passagers… quant au conducteur, la machine s’en passe, il ne s’est pas réveillé, il est mort… L’éternité s’invite dans ces heures suspendues. Quelle impression étrange d’en partager ici la solitude ! Elles nous seront rendues à notre heure dernière. Comme les affaires personnelles dans un casier aux bains Kiràly, ajoute-t-il à voix basse. Quelle gare avez-vous dit ? Toutes les gares des Balkans. Non, celle du Train Fantôme, celle de votre ami. La gare de Pyce. À la frontière roumaine, au bord du Danube. Vous voulez dire la gare de Rusçuk ! Rusçuk c’est le nom Turc, on ne peut pas dire Rusçuk à un bulgare. Vous êtes nerveuse : si on ne peut plus rigoler un peu entre apatrides…
Les longs serpents tressaillent : plusieurs poids-lourds mastodontes ont passé. La voiture volée avance de quelques mètres : peut-être formons-nous la caravane qu’un Prince d’Orient envoie vers son frère de lait ? Les frontières se passent. Le temple s’efface dans le rétroviseur.
Rien ne sera consigné du pacte de ces heures partagées. Dans mon carnet, je noterai simplement : Heures d’attentes aux frontières des Balkans : des enfants jouent sur l’herbe du terre-plein central, ici et là se bricolent de petits feux inoffensifs pour faire griller de la viande, on ne redémarre pas les voitures, on les pousse, portières ouvertes, ça discute, ça attend et c’est quelque chose du voyage et non une perte de temps. Je dessine alors, pour les distraire, pour les voir, pour sentir le temps, sable dans ma main comme sur la plage inlassablement palpé.
J’ai adoré votre balkanique frontière … et ce dialogue (ce n’est pas le mot mais je n’en trouve pas d’autres) invraisemblable du début me met en joie. Merci pour cette peinture de ce qui résiste à se faire connaître 😉 avec ces touches toujours renouvelées de merveilleux, comme si vous mettiez des épices dans votre plume … encore une recette des Vacillantes ? 😉
Merci ! J’ai copieusement retouché après échange avec François Bon. Je suis contente que le dialogue soit lisible… et invraisemblable ! Inépuisables Vacillantes …
Quelle atmosphère ! Étrange flou et précis… J’ai aussi aimé les reflexions que soulève ce texte, être attendu, aller vers… Merci