Le jet d’eau se hisse laborieusement dans le noir de nuit puis graduellement faiblit. En haut sa courbe de crosse, la retombée en tresse d’eau et ses minuscules échappées de pluie chétive : petites gouttelettes luminescentes et silencieuses, les ronds dispersés fondent aussitôt dans l’eau. D’autres fois c’est le jour mais impossible de distinguer matin d’après-midi — la fine colonne translucide s’élève depuis la surface sombre et réfléchissante – (pâte de nuages lourds, branches effilées en voie de total dénuement) — comme le manche liquide d’un immense parapluie retourné que l’on aurait oublié là — elle n’est pas visible mais je sais qu’elle est pile au centre du bassin, sa margelle basse, sale et rugueuse, incrustée de mousses vertes et brunes et de lichens — sur l’eau immobile les taches jaunes et rousses des feuilles d’automne disséminées en touches de tableau impressionniste. Parfois elles s’accumulent contre le rebord, poussées par un souffle de brise. Mais elles non plus je ne les vois jamais et jamais ne sens le moindre mouvement d’air — j’avance. Le petit portail vert est derrière moi. J’ai senti sa poussée légère dans mon dos ou plutôt l’ai enregistrée ; au prix d’un effort j’entends encore la grimace rouillée de son ouverture, (le déhanchement pour m’y glisser presque de profil avec le sac toile en bandoulière) puis le petit choc contre les fesses, enfin le cognement métallique du cadre contre la butée…
Un autre jour d’il y a bien longtemps c’était un samedi sûrement en tout cas un après-midi d’après boulot, un jour pour regretter d’être venu là pour les courses, (pensant quelle idée ! — non vraiment plus jamais, ou au contraire écoutant ça te les changera fera rideau de fumée, comme si !) — et trop longtemps ont continué les fausses facilités de se confondre aux troupeaux des habitudes, jusqu’au jour où ça devient si évident de faire différent, (ou de plus pouvoir supporter) à interroger pourquoi jusque-là, comment, mais c’est une autre histoire, autant connaître vraiment comment on décide soudain de jeter les habits posés sur la chaise) ; donc à concaténer les achats de l’ordinaire, (plutôt parti divaguer entre les rangées et les piles de, abscisses et ordonnées des rouleaux de papier Q blanc rose bleu produits ménagers packs serrés de bouteilles d’eau cartons de vin empilés boîtes de conserves alignées potages pâtes riz armoires et bacs vitrés, froid dur des surgelés comme la face quand on se retrouve allongé sur la table inox, mains croisées sur la veste) sous la musique et les annonces, les pardon marmonnés yeux baissés devant les silhouettes, pendant que C. lassée d’attendre poussait le chariot, faisait les courses, sans doute se demandait ou mieux choisissait d’ignorer comme elle pouvait, avançait fallait bien tandis que
vraiment je ne vois ni n’entends rien de tout cela je sais simplement que ça a eu lieu ou plutôt que ça ait ou non eu lieu n’a en définitive aucune importance, pas plus que le bus vert en faction, moteur broutant au ralenti à la Rotonde, de l’autre côté de la petite place derrière moi, (en faisant demi-tour traverser puis remonter une quinzaine de mètres sur la droite la rue encombrée, jusqu’au poteau vert de l’arrêt STAS, (avec à hauteur d’yeux l’empilement rectangulaire des grouillantes fourmis d’horaire), planté devant les vitrines des arcades : bagagerie, papeterie, auto-école, assurances peut-être ; au-dessus les petits immeubles neufs de l’époque, quatre ou cinq étages avec vue de l’autre côté sur la grand rue perpendiculaire et la place centrale, (marché épaule contre épaule le samedi matin), tout en haut église massive et sombre, rassemblés autour cafés-PMU, parking toujours plein puis premiers pavillons de l’hôpital avant sa mise en réduction — admission, relais H — pour vous l’hôpital aménage veuillez s’excuser — pompes funèbres), en bas en lisière de rue la sculpture métallique et triomphante, grosse balle de golf sur son pédoncule, image du monde métallurgique bosselé et brillant, propulsé au milieu de trois ou quatre jets dérisoires, comme les petites balles rebondissantes du stand de tir à la carabine…
moi flingué, carcasse sans plus trace de rien étais échoué quelque part après la trancheuse à jambon, cerné de monceaux de viande rouge ou rose pâlichonne, alignés os contre os, chair sur chair, ou sous sarcophage cellophane dans les barques funéraires blanches, derrière les vitrines réfrigérées de l’étal du boucher et son îlot en U au milieu du quadrillage d’allées, de banques, de rayons, mais qu’est-ce que tu fous ? — m’avait retrouvé perdu hagard décollé du monde des autres, coincé la tête dans le flou du dedans, subsistaient parfois du dehors les vestiges fugaces les fossiles brisés des mots des visages des lèvres qui bougent pour d’autres visages et d’autres carreaux de musique verdâtre et bleue sur lesquels flottent les caddies, avec leurs monticules d’emballages bouteilles légumes, les jambes et les chaussures pendantes aux trous des petits sièges rouges dépliés derrière la poignée et sa fente où pousser l’euro ou son double plastique plat et rond
arcades arrondies où on causait fumait chahutait criait riait se bousculait avant le départ, les tours et boucles dans la ville, les pauses aux feux derrière les vitres qui vibraient, (le front dessus s’agacer délicieusement les dents) puis plongée sous le pont, direction le village d’à-côté avec la cargaison de collégiens et lycéens, non tout ça n’a aucune importance. Je suis debout sur l’esplanade juste après le petit portillon vert foncé, treille métallique ou fins barreaux verticaux, c’est plus juste, portillon, pour dire la largeur d’une personne, fallait parfois s’effacer, laisser le passage si quelqu’un venait à contresens, au contraire se précipiter, devancer) mais plus sûr de rien et ça n’a aucune importance, je ne me pose pas tant de questions, je voyage ici de survivance en survivance comme sur des pas japonais ou la flamme exotique sur le timbre d’un pays perdu et son temps si bien loin
vu qu’il n’y avait plus temps d’avant ou d’après boulot seule une longue lave d’angoisse bouillonneuse et croûteuse d’écailles épaisses, englouti dedans ou bien s’était collée par-dessus, impossible aussi de savoir comment ni par où c’était rentré, par tous les pores de la peau, les oreilles les narines les globes dans les cavernes derrière les lunettes, ou pire, ressurgi d’un noyau profond, un magma tapi toujours prêt à raviver jusqu’à clapoter au fond de la gorge étroite à chaque cœur relançant boum, alors que les autres tous les autres continuaient derrière leur vitre impeccable ou sur un écran de film à zoom variable, du plus rien effacé à l’infini du néant au gros plan qui défonce les yeux et les oreilles, à circuler faire leurs affaires indifférentes et ordinaires au grand Carrefour du coin et toujours ce vertige affolant pour le boucan dedans, la parade des images des choses faites et pas faites le défilé des impossibles à venir et comment ça se verra comment ça sera, statufié
je disais j’avance pourtant je suis immobile sur l’esplanade claire (mais parfois non, parfois je sens les grains de fin gravier ou de gore blanchâtre sous le pas, parfois c’est un revêtement de goudron, un « enrobé » en habit d’apparat pour une cérémonie mystérieuse) en tout cas je suis seul j’en suis certain ou s’il y a foule c’est le tourbillon d’images anciennes levées çà et là et dispersées sans vrai lieu — accrochées aux feuilles aux souffles visibles et invisibles, à l’emplacement vide des anciennes balançoires (les drôles de ressorts que ça fait au bas-ventre comme ceux en ruban des jouets mécaniques remontés à clé) — aux fleurs en couleur de l’IRM si jamais on m’enregistrait le dedans affairé à mouliner son film sur l’écran de nuit, détailler ses arrêts sur image, accrocher ses bruits sur la partition du silence — une petite foule sang-mêlé qui se bouscule et s’agite, se regroupe s’entasse et se dissipe comme dans les brouhahas friteux des fêtes foraines mais sinon rien de rien, l’espace vide de l’esplanade et bientôt en avançant, parce que chaque fois, sans décider de rien c’est comme ça, s’approchent les deux ou trois marches longues et minces mais juré sans jamais sentir de bouger….
restez pas là monsieur c’est pas autorisé ! saura pas se débrouillera pas dit la voix imbécilimbécilimbécilimbécilencor étrange de pas savoir si c’est la glue d’angoisse qui épaissit les parois bouche les ouvertures ou si c’est un trou qui s’aspire sans fond, ou un peu des deux à plus pouvoir rien connecter avec le dehors, sa toile ne dresse plus écran ni rideau ni abri juste parfois des coulures de reflets tout à la fois précises mais si mobiles et précaires, soudain fondues anéanties d’un coup comme les gouttes de pluie dans l’eau
le pépin renversé du bassin, son manche d’eau vu du surplomb de l’esplanade, après c’est sûr, même si c’est nuit ou n’importe quelle heure du jour, ça continue de l’autre côté par un autre palier suivi d’autres marches, jusqu’au deuxième portillon vert, copie du précédent, donne lui sur le petit parking toujours plein, deux fois trois places étroites en face à face et en épi, puis la rue autrefois pavée de l’aumônerie du lycée, (haute porte-fenêtre rouge-foncé, pelée, et grandes persiennes en bois comme des mains jointées de prière, bien fermer en partant, vols) le milkbar devenu marchand de disques ou l’inverse, le lycée, mais c’est tout parti par plaques et par bouts au fil des temps (sauf le lycée qui a bien changé : l’entrée élargie au fond de l’impasse, les bâtiments nouveaux dominent la cour enfoncée où on se fumait dans les yeux, la guérite grise du gardien venu demander ce qu’on trafique là devant sa pancarte vigie pirate) mais parfois la perspective s’inverse, en contre-plongée, deux fois encore les paliers de marches avec les esplanades (celle du bas cette fois en premier, plus petite) entre les deux la pièce d’eau invisible mais le regard toujours planté depuis tout en haut derrière, comme si on pouvait voir de tous côtés, même en survol des fois – sans que rien ne surprenne du panoptique ….
vu qu’il n’y avait plus temps d’avant ou d’après boulot seule une accumulation de visages dans ou hors les couloirs portes et chambres celle-là au sol de crachats et d’insultes on y sent la mort pointer ils disent et savoir ce qu’est l’odeur de la mort qui vient si ça commence par le rétrécissement des images et des mots le visage creusé en faucille d’ombre ou courir nu en hurlant cogner contre la porte en hurlant secouer la poignée en hurlant si c’est déjà ça la mort ou si c’est la bouche de haine qui veut en découdre te défaire la peau te crever toi et tes yeux ou encore la voix qui dévide en marmonnant et pour repousser tenir encore un peu ta main serre faiblement la mienne
entendre alors au réveil cascade, sans savoir si la direction de pensée nomme la descente immobile des escaliers, le jet invisible ou la suite des images, l’idée que ce qui compte dans le voyage du parc c’est le fantôme de traverser ; depuis le premier portillon vert jusqu’au deuxième à l’autre bord, en contournant le bassin secret et les chemins dérobés multipliés ; je ne vois jamais tout c’est sûr mais c’est épissure de réassurance et d’angoisse, le mélange de l’étrange familier, le saisissement devant la multiplicité (de pas d’heures d’eau de vert d’immobile de dur et toute l’étendue du caché froissé dans l’obscurité, se dire que c’est toujours et jamais là, tout bloqué en bousculade), même si c’est la nuit, se dire c’est l’entaille qui ouvre des strates comme on hallucinerait sur le tableau les couches à jamais inconnues de coupes anatomo-géologiques et juste après se demander pourquoi toujours si seul et pour où aller
vu qu’il n’y a pas le temps ni de l’avant ni de l’après.