#anthologie #04 | Il paraît que cela arrive à d’autres

J’habite un pays qui sans doute habite en moi. Je ne sais ni où ni comment. Je le sens.

Tu habites à côté de moi. La maison à côté de moi. La rue à côté de moi. Le quartier à côté de moi. Pourtant, nous habitons l’un et l’autre sans savoir que nous habitons l’un et l’autre la même ville. Nous habitons une même indifférence.

Le capitaine Nemo habite le Nautilus. Il ne m’a jamais invité à bord.

Rêver d’habiter dans les Cévennes. Rêver d’habiter dans le Lot. Rêver d’habiter en Bretagne. Rêver d’habiter au bord du Lac Léman. Rêver d’habiter en bord de mer. Rêver d’habiter en montagne. Rêver d’habiter ailleurs.

J’habite une caravane 4 fois plus petite que mon appartement. Elle me paraît 4 fois plus grande.

Des ombres habitent là. Et là, ce ne sont pas des murs, pas des toits, pas des portes, pas des éviers, pas des toilettes, pas des lumières. Là, ce sont des tôles, des bâches, des palettes, des couvertures, des lampes de poche, des rats.

Le lieutenant Drogo habite la forteresse Bastiani. Chaque fois que je m’en approche, il me prend pour un ennemi. Lé désert est inhabitable.

Elle habite une chambre identique à la chambre voisine. Elle mange à la même heure que sa voisine. Elle reçoit ses médicaments à la même heure que sa voisine. Sa voisine hurle et ça s’entend d’une chambre à l’autre. Elle se tait et ça s’entend d’une chambre à l’autre. Cris et silences cohabitent en parfaite harmonie.

Nous avons habité six ans au 3ème étage d’un appartement. Il ne nous appartenait pas. Le propriétaire était sympa. Nous y avons changé la disposition des pièces. Nous y avons entrepris des travaux. Nous y avons été heureux quelques fois. Quelques fois. Le reste du temps, nous nous sommes reposés sur des certitudes qui se sont écroulées comme des cloisons provisoires.

Vider une habitation remplit de tristesse. Vider une habitation remplie de tristesse.

Le ventre de ma mère m’a servi d’habitat jusqu’à ce qu’elle m’en expulse. Je prenais trop de place. Je ne lui en veux pas. Il paraît que cela arrive à d’autres.

Le docteur Jekyll habite une maison à double entrée. Mister Hyde habite une maison à double entrée. Tout le monde habite une maison à double entrée.

Des logements vides attendent partout dans la ville. Des exilés attendent partout dans la ville. Ils attendent des logements. Les logements vides restent vides. Le projet est de vider la ville de ces exilés. Le projet est de construire de nouveaux logements pour des non-exilés.

Vous faites vos courses comme vous habitez vos maisons. Vous remplissez vos caddies pour remplir vos maisons. Vos caddies sont vos maisons.

Quand les enfants quittent la maison, on dit qu’ils quittent le nid. C’est leur choix. C’est leur droit. On est triste. Dans l’arbre du jardin de mon voisin, il y a un nid. On entend les oisillons. C’est rassurant. L’autre jour, un oisillon est tombé du nid. Ce n’était pas son choix. Il est mort. Il reste d’autres oisillons. La mère n’a pas l’air triste.

Bartleby habite un silence. Un silence habite Bartleby. Bartleby est le silence que je n’arrive pas à habiter. Parfois, Bartleby habite en moi. Parfois, j’essaie d’habiter Bartleby. Parfois, Bartleby essaie de me chasser. Parfois, j’essaie de chasser Bartleby. Parfois, je ne sais plus si c’est Bartleby qui habite en moi ou si c’est le capitaine Achab.

Si on pouvait apprendre à déshabiter.

A propos de Claude Enuset

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4 commentaires à propos de “#anthologie #04 | Il paraît que cela arrive à d’autres”

  1. Le titre me parait tellement bien choisit ( en dehors du fragment dont il est sorti) car pour moi il y a dans tous ces fragments quelque chose de soi et des autres en lutte permanente