Swiety Bronislawy, Cracovie, juin 2019
À 11 heures, la chaleur est déjà insoutenable. Une jeune mère est venue chercher un peu de fraîcheur dans ce quartier calme de la ville, à la lisière de la campagne. Les maisons ont de grands jardins, certains sont abandonnés. Les trottoirs sont bordés d’herbe laissée haute. Des arbres centenaires projettent leur ombre sur les bancs qui jalonnent le chemin. Tout est ralenti. Son bébé a enfin trouvé le sommeil dans sa poussette. La rue est en pente, le caoutchouc brûlant colle aux pavés. Elle s’assoit devant l’église. Il n’y a pas d’air, pourtant les feuilles bruissent. Elle pourrait fermer les yeux et dormir. Mais elle ne sait plus faire. Elle ne sent pas non plus l’herbe sous le banc effleurer ses chevilles. Depuis la naissance de son enfant, ses pensées ont toujours un temps d’avance. C’est cette nuit, dans son lit, sans sommeil, qu’elle a vécu ce moment de repos sous l’arbre de l’église Najswietego Salwatora. Maintenant, elle est déjà plus tard et plus loin.
Ulica Gontyna 2, Cracovie, juin 2019.
Le soleil du soir glisse sur les arbres. La dernière habitante de la maison jaune, vous savez, celle dont le crépi tombe en lambeaux, a ouvert les fenêtres qui donnent sur la rue, maintenant à l’ombre. Elle espère un courant d’air. C’est tout. En 2016, ses enfants ont obtenu de la municipalité qu’on installe un panneau de stationnement réservé, pour qu’elle puisse garer sa voiture en bas de chez elle. Mais c’était un peu tard : elle n’avait pas osé leur dire qu’elle perdait souvent ses clés et qu’elle confondait la pédale du frein et celle de l’accélérateur. Elle ne sort guère depuis quelques mois. Le portail du jardin ne ferme ni ne s’ouvre plus, entravé par la rouille et les racines qui déforment le sol. Le locataire du dernier étage, un étudiant, est parti le mois dernier. Elle n’a pas pu monter les escaliers pour faire l’état des lieux. Il avait dit qu’il viendrait rechercher son vélo, mais le vélo est toujours là, couché dans des fleurs fatiguées, qui ont poussé là au printemps sans l’aide de personne.
Ulica Gontyna 2, Cracovie, juin 2019
La rue est couverte de l’ombre des arbres hauts, plongée dans une obscurité qui contraste avec le ciel d’un bleu encore piquant malgré l’heure avancée de la journée. Les maisons sont espacées les unes des autres par des jardins immenses, cachés aux regards par le feuillage dense qui couvre les troncs et déborde sur les grillages. Comme une jupe de danseuse, elle joue avec nous, pudique et provocante, éclatant le soleil en faisceaux de lumière poussiéreuse. En remontant la rue, Agnieszka se souvient d’une enfance dans l’herbe et les fleurs qu’il ne fallait pas piétiner et dans lesquelles pourtant atterrissait toujours la balle qu’elle lançait, haut dans le ciel, et qu’elle perdait de vue, quand le soleil l’éblouissait. Elle revoit les arcs-en-ciel qu’elle dessinait avec le tuyau d’arrosage dans ce jardin trop grand pour elle. Elle entend un froissement derrière les arbres, se demande qui s’ennuie ici maintenant. Peut-être un écureuil…
Une autre fiction du mois de juin 2019
C’était un autre tramway qui m’avait déposée à Salwator : un tramway neuf, climatisé, aux sièges en tissus, qui ne grinçait plus dans les virages, très semblable à ceux de Lyon, de Dijon, de Milan, de partout. En descendant, j’avais remarqué les distributeurs automatiques de billets et la disparition du kiosque, où j’achetais un petit pain le matin en partant travailler à la bibliothèque. J’avais retrouvé sans difficulté la rue Swiety Bronislawy. Là, rien ne semblait avoir changé. La lumière crue de l’été impatient forçait les contrastes. L’église et le ciel éblouissants, les jardins et les trottoirs étouffés dans l’ombre. Je reconnaissais sans voir, j’avançais aveugle comme dans une photographie solarisée. J’étais désormais tout près de la maison, mais il y avait ce panneau : interdiction de tourner à gauche et cette femme à l’enfant, assise sur le banc, devant l’église. À la nostalgie ou à la déception du retour, se substituait un autre mythe auquel je ne m’étais pas préparée : celui du nouveau départ. À peine le réel s’était-il manifesté, en chaleur et en lumière, dissolvant les souvenirs, qu’il se cristallisait en un champ de signes en kit. Je me suis fondue dans une autre histoire jusqu’au soir. Et lorsque le soleil s’adoucissait derrière les arbres, je suis redescendue de la colline vers la station de tramway, empruntant la rue Gontyna dans ce qui était devenu l’unique bon sens.