L#4 émois érotiques
Il a lu Chateaubriand, Voyage en Amérique, les Natchez et Atala. Il a lu Paul et Virginie de Bernardin de St Pierre. C’est même de là que datent ses premiers émois érotiques qu’il cachait aux bons pères. Des récits édifiants. Il situait mal ces contrées et les bons pères n’avaient pas l’âme de géographes. Pour lui comme pour eux, elles étaient juste la preuve que le créateur avait bien laissé quelque part des paradis sur terre. Paradis abandonnés aux sauvages qu’il fallait reconquérir. Il revoit les illustrations si troublantes d’Atala drapée dans un linceul qui ne cache rien et portée en terre par Chactas et le père Aubry. Virginie à peine vêtue à la proue du bateau qui la ramène de France et qui va sombrer sous les yeux de Paul ! Comme elles le troublaient ces vierges si pures et si bonnes ! Il n’a rien oublié des descriptions si belles du Meschacebé qu’il a cru retrouver à Kaw. La rive aux prairies sans borne où errent à l’aventure quelques buffles sauvages. La sauvage abondance. Et l’autre rive où croissent ces arbres de toutes formes, de toutes couleurs, de tous les parfums qui « se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s’entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux,grimpent à l’extrémité des branches, s’élancent de l’érable au tulipier, du tulipier à l’alcée, en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. » Il sait par cœur des phrases entières de ce long poème si beau. Tous ces animaux placés là par le créateur, « des oiseaux moqueurs, des colombes de Virginie, de la grosseur d’un passereau, descendent sur les gazons rougis par les fraises ; des perroquets verts à têtes jaunes, des piverts empourprés, des cardinaux de feu, grimpent en circulant au haut des cyprès ; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents−oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois en s’y balançant comme des lianes. »
C’est bien là qu’il est arrivé dans cet éden enchanteur et pourtant il ne retrouve rien de ce que ces livres racontaient. Ces grands arbres, il n’en sait pas le nom ; ces oiseaux si nombreux, il ne les connaît pas. Des Indiens, il n’a vu que les piroguiers habiles à remonter les fleuves et peu vêtus, mais rétifs aux travaux des champs. De femmes ici, il n’a rencontré que la belle Claudette dont l’effronterie et la gaieté lui ont fait peur. Et toutes à Cayenne lui ont semblé bien différentes des pudiques Atala et Virginie. Pas plus d’élans chrétiens sur ces terres lui a-t-il semblé !
Où sont aussi les promesses d’abondantes récoltes, la sauvage abondance de la luxuriante nature, les jardins enchantés de Madame de la Tour et de Marguerite ? Plus de noir Yolof qui cultive avec expérience et sens pratique ! Plus aucun zèle, ni intelligence, ni activité. « Il cultivait indifféremment sur les deux habitations les terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait les semences qui leur convenaient le mieux. Il semait du petit mil et du maïs dans les endroits médiocres,un peu de froment dans les bonnes terres, du riz dans les fonds marécageux; et au pied des roches, des giraumons, des courges et des concombres, qui se plaisent à y grimper. Il plantait dans les lieux secs des patates qui y viennent très sucrées, des cotonniers sur les hauteurs, des cannes à sucre dans les terres fortes, des pieds de café sur les collines, où le grain est petit, mais excellent; le long de la rivière et autour des cases, des bananiers qui donnent toute l’année de longs régimes de fruits avec un bel ombrage, et enfin quelques plantes de tabac pour charmer ses soucis et ceux de ses bonnes maîtresses. Il allait couper du bois à brûler dans la montagne, et casser des roches çà et là dans les habitations pour en aplanir les chemins. »
Les noirs de ce pays ne sont plus esclaves, il ne le regrette pas, il se félicite même de n’avoir pas à assister aux scènes cruelles de leur torture comme Paul et Virginie enfants. Les noirs de ce pays ont été affranchis ou descendent des marrons échappés du Surinam. Ils s’occupent de pêche et de leurs jardins, mais ne viennent pas travailler pour lui. Ceux des illustrations qu’il a tant regardées et qui l’ont fait rêver sont désormais des fantômes dont les ombres hantent les marais qu’ils creusaient à la pelle, les tiges de canne qu’ils coupaient, entassaient, transportaient, les moulins qu’ils faisaient tourner et les les chaudières qu’ils faisaient brûler.
Mais il n’a vu non plus ni bon blanc ni mauvais blanc se promener pipe à la bouche et rotin à la main au milieu de leurs ouvriers. De ces hommes qu’on voyait en gravure dans Paul et Virginie « grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés, et aux sourcils noirs et joints. » Il n’a vu que ces gens de Cayenne allant de réception en réception, de fête en fête et tout ce petit peuple qui a élu l’an dernier Jean Galmot député de la Guyane.
Il lit désormais Guisan « Traité sur les terres noyées de la Guyane appelée communément Terres basses sur leur dessèchement, leur défrichement, leur culture et l’exploitation de leurs productions, avec des réflexions sur la régie des esclaves et autres objets : à la suite duquel on a inséré divers articles, mémoires, etc., relatifs à l’économie rurale et domestique, dont plusieurs ont déjà paru dans la Feuille de la Guyane, Cayenne, Imprimerie du Roi, » qu’il a rapporté de Cayenne. L’ouvrage a plus de cent ans. Il y apprend tout sur les canaux et la culture de la canne. Il ne sait rien, découvre beaucoup et se réjouit d’avoir planté ses cannes à la bonne saison. Il comprend désormais le rôle des canaux qu’il a fait nettoyer pendant des mois, des digues et des passes. Canaux d’écoulement qui emportent l’eau, passes et digues qui empêchent la marée de remonter et de s’ajouter à l’eau des pluies pour inonder les terres, canaux de navigation, canal d’alimentation du moulin pour les cannes. Il se félicite d’avoir entrepris ce travail dès le départ, il en oublie même que c’est le régisseur et les ouvriers déjà présents qui lui ont soufflé cette priorité avant le retour des pluies, il s’en attribue tout le mérite maintenant qu’il y voit plus clair. C’est un bon livre plein d’enseignements très utiles. La difficulté vient des quantités de main-d’œuvre citées par l’auteur. 300 nègres semble être le chiffre fétiche en-dessous duquel rien ne peut être fait. Qui a 300 travailleurs aujourd’hui ? Il lui faudra réduire ses ambitions. Il n’y a plus de noirs de pelle pour assécher ces terres noyées. Il n’y a plus ces noirs de pelle qui ont creusé le canal de Kaw par lequel il est arrivé.
Ce Guisan, Jean Samuel, était un Suisse employé au Surinam sur les terres de son oncle, prêté à la France par les Hollandais pour améliorer leur colonie. La France révolutionnaire le renverra en 1791 et il finira sa vie à Berne comme inspecteur général des Ponts et Chaussées. C’est son fantôme qui plane au-dessus des eaux de ces terres noyées, son fantôme et l’ingratitude de la colonie. Faudra-t-il qu’il renonce lui aussi ? Qu’il rentre dépassé par ce travail trop immense et sans cesse à recommencer.
Quand il a trop lu de ces textes techniques, il prend un des volumes de Maupassant qu’il a apportés et rêve de réussite éclatante. Il y a sous les tropiques où la nuit tombe si vite et si brutalement des moments d’une infinie douceur. L’ardeur du soleil est apaisée, ce sont désormais les bruits de la nuit qui vous bercent, frôlements d’ailes, croassements, clapots de l’eau, un cri parfois qui perce l’immense sérénité du ciel étoilé de cette France équinoxiale. Il faut se déjouer alors des ombres qui viendraient déranger le lecteur. Les hommes veillent et les feux protègent de la jungle. Il faut s’y confier.
codicille : j’ai fait arriver IL sur une côte exotique et comme j’étais alors dans le marais poitevin, c’est devenu le marais de Kaw en Guyane, une terre noyée. Depuis Baudelaire « Songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… » j’ai envie d’explorer la fascination française pour les tropiques, les traces de la colonisation dans toutes les familles françaises. Puisque c’est en Guyane que j’avais accosté, j’ai commencé quelques recherches pour m’apercevoir que François Bon avait réédité deux livres de Jean Galmot (Une étrange histoire et Un mort vivait parmi nous que j’ai lus pour la première fois). Mon histoire prenait sens dans le temps : on était en 1920 alors que Galmot député de la Guyane n’est pas encore emprisonné. Quel moment plus intense que cette fin de Grande Guerre (moment de l’histoire qu’il me tient aussi à coeur d’explorer), en Guyane qui a été le lieu de transportation de Dreyfus. Lorsque François Bon a proposé expansion Chateaubriand et Bernardin de St Pierre (lus adolescente comme lecture obligatoire, mais non cités dans ma sentimenthèque) sont apparus comme des évidences et je les ai relus. J’avais d’abord pensé à Lafcadio Hearn mais il est moins connu en France métropolitaine que Atala et Paul et Virginie, ces monuments d’exotisme. Maupassant dans lequel je replonge avec délice (c’est mon vice) tiendra sans doute une place pour l’exploration de l’obsession, de la dépossession de soi qui donne mon titre provisoire. J’attends la suite des propositions pour avancer sur d’autres pistes. c’est mon feuilleton de l’été, j’en suis le showrunner avec les consignes de la production et j’adore ça.