Hypnosol
je cours,
liée au sol puisque de celui-ci dépendent ma vitesse, ma stabilité, l’amortissement de ma foulée, mon itinéraire, la fatigue, les douleurs, le mordant de la jambe, ligotée au sol, attachée, collée, fabriquée presque de la matière du sol, traces sur lesquelles je cours – celles que je préfère, pas trop dures, chemins, pistes, tracées dans la garrigue ou entre les bois de châtaigniers, mais pas trop accidentées, pas trébucher, fouler chevilles, meurtrir articulations et tendons, et genoux qui crie, et cheville qui dévie, se tord, se dérobe – chemins de terre donc, yeux rivés au sol, contre-plongée, arrimés au sol et à tous les objets du sol, terre, racines, cailloux, choses disparates jetées ou perdues, papier brillant ou clair, morceau de verre ou de métal, dans le mat de la terre, bouts de rien qui deviennent des mondes dans ma fenêtre ouverte sur le sol, repères, obstacles, pièges, cadeaux, indices, signes
je lis le sol, ma page-sol sous les pieds, sans la tourner avec les doigts mais avec les pieds sur le rouleau où je cours , la distance entre mes yeux et le sol se modifie à chaque instant dans un mouvement alternatif d’éloignement et de rapprochement, le sol s’éloigne et se rapproche dans la même foulée, avec le sol s’établit une relation basée sur cette tension impossible à concevoir entre distance et proximité, corps aimanté par la gravité et muscles qui s’arrachent à la force venue du bas, yeux toujours au même niveau, vision selon un angle toujours identique, et cette incohérence de la vision de ce morceau de sol qui s’éloigne et de celui qui se rapproche, je suis plongée dans la lecture, happée, dévorée par l’histoire, aimantée par le style, la puissance de l’écriture, sa force, sa matière, la flamme, et ma course au-dessus des volcans invisibles, dessous
hypnose solaire, lumière derrière, dans le dos et mon ombre sur le sol, me devance ou me poursuit, m’épouse en plein midi, solitude de la course, des pieds, du souffle qui s’épuise, avec le sol comme horizon, course en solitaire, cauchemar de l’enfance, et de ces sols herbus où naissent les bêtes rampantes, courir, fuir, échapper, se cacher mais où, pas d’endroit pour s’isoler, que du désolé devant et l’oubli derrière,
missile hors-sol, vertige, échappée, fulgurance, jaillissement, trajectoire imprévue, et la vision du sol dans la fenêtre élargie jusqu’à l’impossible, le chemin, le champ, le pays, un continent et des mers, la terre s’arrondit, un sol sphérique, bleu comme bleu, rond comme fruit mur, grenade ruisselante de lumière, premiers pas dans les airs, atmosphère, stratosphère, apesanteur, délivrance, odyssée,
un vent coulis vient lécher le sol, été, sol en poussière, désert, habitations troglodytes, fraîcheur de la pierre sous mes pieds nus
le matin la terre n’a pas bu toute l’eau de la rosée nocturne il fait bon y marcher quand tout dort encore
je ne mets jamais de chaussures dans la maison même si le sol est froid même s’il est sale et que la poussière colle à la plante des pieds – mets tes pantoufles !
dans la chambre à coucher la chaleur d’un tapis épais pour y poser les pieds au réveil
carrelage rouge et usé dans la cuisine
le couloir sans sol
la salle à manger et un parquet ciré comme une salle de bal mais on n’y dansera pas
les WC les pieds sur le lino pour cacher les carreaux cassés
des pièces sans sol
et tous ces sols balayés frottés nettoyés plus rien n’en subsiste aucune trace
ligne d’arrivée franchie disparition des limites en bas en haut sur les côtés
apesanteur
J’aime beaucoup votre course… tant qu’elle m’entraîne et que je m’y reconnais.