A talons ou plates, nu-pieds ou fermées, montantes ou pas, en cuir, en daim, en tissu, en plastique, collées, cousues, rigides, souples, trop petites, trop grandes, confortables, blessantes, déformées, parfaites, faisant un mignon petit pied, écrase-merde, claquant comme sabot, discrètes comme chausson de cambrioleur, toutes belles toutes cirées, toutes dégueulasses de boue ou de peinture, toutes neuves ou ayant bien vécu.
Chaque paire évoque à son propriétaire. Déjà le choix dans la boutique : pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? parce que c’est ma couleur préférée, parce qu’elle est élégante, parce que j’y serai bien, parce que c’est la dernière et qu’elles sont à ma taille, elles m’attendaient ! Puis tout au long de l’album, chaque paire comme un instantané : petit il fallait des semelles de couleur différente entre la droite et la gauche sinon c’était difficile, plus grand il fallait des chaussures sans lacets parce que la vitesse de la vie d’adulte n’attend pas. Ou le contraire : il fallait des chaussures classe, qui en jettent pour impressionner qui il fallait impressionner (le patron, la demoiselle ou le jeune homme convoités, le banquier, qui sais-je encore), et plus tard la vieille chaussure toute élimée qui a pris la forme d’un pied cabossé, qui n’en peut plus mais qu’on garde car c’est tellement confortable… cette même paire qu’on cachera opportunément les soirs où l’on reçoit. Et tant pis si on a mal aux pieds, il faut souffrir pour être belle (mais qui y croit encore ?).
La hauteur raconte aussi : avec ou sans talonnette pour monsieur, avec ou sans semelle compensée pour madame. Avec : il faut conjurer sa petitesse. Sans : on est déjà assez grands comme ça (ou alors notre hauteur naturelle nous convient). Et l’usure, on en parle ? les semelles usées plus à l’intérieur ou plus à l’extérieur selon notre colonne vertébrale ou le travail qu’on fait (les chaussons de l’équilibriste sont-ils les seuls à avoir le milieu de la semelle usé ?).
Et puis il y a aussi le style : classique pour ne pas dire conventionnel, original voire ubuesque, original mais juste ce qu’il faut, en couleur flash ou pastel, en imprimés aussi pourquoi pas (mais c’est plus difficile à accorder à la garde-robe).
Les noms qu’on leur donne sont des plus révélateurs : mes godasses, mes godillots, mes mocassins, mes ballerines, mes chaussures pour sortir, mes chaussures pour marcher (parce que ce qu’elles ne sont pas toutes faites pour ça ?!), mes tennis, mes baskets tellement bien qu’on dirait des chaussons, mes boots, mes groles, mes basques, mes casse-binette, mes plateformes, mes bottes, mes « elles sont moches, mais je les aime bien », mes « c’est mes préférées ! », mes « mais quelle idée j’ai eu de les acheter… et surtout de les porter ! », mes « pourquoi je ne les ai pas achetées plus tôt, elles sont super ! », mes « elles prennent l’eau, pourvu qu’il fasse beau temps aujourd’hui », mes « c’était Mamie qui me les avait offertes… » ou encore le terrible « ma grand-mère avait les mêmes, ça me déprime ».
Les inénarrables chaussures nous suivent, partout, tout le temps. Même une fois déchaussés, nous voilà à les regarder traîner dans l’entrée, balancées dans un soulagement de cette longue journée ou bien rangées à leur place, tout dépend. Contentes et fatiguées elles nous regardent dans un même soupir satisfait du travail accompli. Elles repensent à ces moments où il a fallu cacher les doigts de pieds agités d’impatience, s’accélérer pour attraper le bus, se tapoter au rythme de la musique qui passe à la radio, se piétiner en attendant d’accéder à on ne sait quoi (un tableau d’une expo, un croissant à la boulangerie, un guichet à la gare : peu importe ça piétine pareil), se faire muettes pour surprendre l’autre, se frotter au paillasson pour lui laisser la crasse des trottoirs en guise de « Bonjour, comment tu vas depuis la dernière fois ? ». Affalées là, après tout cela, elles espèrent la récompense qui viendra peut-être : les caresses de la cire, l’huile de coude du chiffon, le papier journal pour se redresser. Pour d’autres ce sera un tour en machine (rodéo revigorant, mais on y perd parfois ses lacets). Elles ne pensent pas à leur fin, elles savent pourtant qu’elle viendra, mais quand on voit certaines vieilles consœurs qui traînent là, elles se disent que leur heure n’est pas pour tout de suite, qu’elles ont encore de beaux pas devant elles.
Codicille : Pas réussi à respecter le bloc unique, trop d’idées, trop de pistes et pas réussi à épurer non plus… Je suis passée de la chaussure vue par l’humain à l’humain vu par la chaussure, ne sachant trop comment cela est arrivé. Un pas après l’autre dont le chemin m’a plutôt amusé ! Par contre, pas hyper satisfaite du titre…
Ben, moi je l’aime bien ce titre et j’aime bien que tu parles de nos chaussures, pleins d’images me sont survenues à la lecture. merci.
Super les filles Géraldine et Hélèna, vos deux textes qui résonnent et se croisent. Un plaisir pour les lecteurs, lectrices.
Et vive les chaussures !
Connaissez vous l’histoire/conte de l’homme qui voulait recouvrir la terre avec du cuir pour protéger ses pieds fragiles jusqu’au moment où un sage suggéra de ne couvrir plutôt que la surface de ses pieds. Et c’est ainsi que furent inventés les premières sandales – Je vais essayer de vous retrouver l’origine. Bises.
J’ai retrouvé : dans le livre « Au bord du Gange » de Martine Quentric-Séguy et l’histoire s’appelle : Aplanir les obstacles » aux Editions La Mémoire des sources au SEUIL.
Merci beaucoup Clarence pour ta double lecture et cette référence d’un conte que je vais m’empresser d’essayer de me procurer. Tout est une question de point de vue, finalement: changer l’environnement ou s’adapter! 😉
Je le trouve drôlement bien ton titre ! Et ton texte, n’en parlons pas ! Les « écrase-merde », « ma grand-mère avait les mêmes, ça me déprime « , » il faut conjurer sa petitesse », ADORÉ ! (Je le verrais bien aussi en un seul bloc, ton texte.)
Merci Helena, contente que le titre fonctionne et que le texte t’ait tant plu! J’essaierai en un seul bloc pour l’édition, à voir…
Quel rythme, et quelle densité ! Les échos contradictoires créent une pulsation entraînante… Elles ont des tripes, ces chaussures ! Une rhétorique de la persuasion qui jalonne toute l’évocation, c’est dynamique comme un discours !
Merci beaucoup Françoise pour cet enthousiasme! J’aime beaucoup l’idée de la « rhétorique de persuasion », il faudra que j’y pense pour d’autres textes… et peut-être un peu dans la vie aussi! 😉