hors-série #2 | la denture

Soucieux de ça. Ta beauté comme un mythe qui se dit un peu vidée non pas de ta splendeur mais de l‘effondrement des dents. Voilà ça tes dents effondrées. Tout revient à la bouche, aux lèvres capitonnées qui relâchent leur étreinte, et la gencive à même pour qui n’a jamais pu quitter le lieu, pour qui n’a jamais quitté la terreur de ce pacte. La voix rauque déjà des soirs plus anciens, Rothmans rouge le soir à minuit. Le chavirement du sommeil, le train sonore de la nuit avec les voix noires de La Rochelle, les voix sur la jetée à la Grand’ Rive, quand tu riais à pleines dents, à dents pleines, à dents blanches et solaires. Mais non tu n’as rien vu venir, non tu n’as rien vu de cette cendre au bleu noirci qui maquillait déjà tes dents. Tes dents c’est ton corps dans la rue Saint-Sauveur qui déambule et qui sourit. C’est aussi une histoire qui se raconte. Une histoire d’enfant délaissé, jamais soigné – pas le temps ni l’argent d’aller chez le dentiste – dissous dans la lumière, une lumière noire de caries ferrailles et de dents calcinées. L’enfant devenu mère, devenu chantre des apparences, veut garder des dents dans sa bouche, les dents qui riaient sur le Vieux-Port de La Rochelle. Mais comme une histoire tragique pénétrant au hasard sa mémoire fautive, chaque matin la mère fume et l’ombre continue de gagner ses dents. L’enfant face à l’Enfant. Il voit se consumer ses dernières quenottes. Sa résolution d’être. Alors il regarde sa mère blanche mate, la tête contre le mur, tenter d’arracher les dernières parois de sa jeunesse. Se taire au choc des incisives. Se taire à l’arrachement des tissus sanguinolents. Elle a mal après le grand fracas. Et sa bouche évidée répète qu’elle a mal après le grand fracas. C’est une fille à la douleur. Une fille sans dent sortie la bouche les lèvres les gencives ensanglantées, sanglées par le dentier, cuirasse déjà prête à remplacer les anciens chicots, débris dédiés au père, à la grande fissure des familles. A présent elle porte un appareil. Elle embrasse cette fiction. Elle a des dents. Enfin pouvoir mâcher et faire semblant de sourire, toujours avec la main devant les lèvres. Mais elle n’a pas la force de supporter ce mensonge très longtemps. Elle a comme une gêne dans la bouche. Un corps étranger qui la brûle et lui donne envie de vomir. Alors elle enlève ses dents. Elles les posent dans un vieux bol au milieu de la table du salon et chaque parcelle de sa denture garde tout le jour la trace humide de sa bouche et l’odeur de sa salive. Dans la maison, le lendemain, elle fait la cuisine avec les restes de la veille, elle lève souvent les yeux vers moi, je la regarde elle me sourit.


A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

23 commentaires à propos de “hors-série #2 | la denture”

  1. Dentier, objet dont découle un personnage, une vie, une posture. Texte très fort, les termes effondrement, grand fracas, fille à la douleur… Impressionnée. Merci

  2. Un texte qui remue dans les tripes. D’un objet, un portrait et ce passage du tu au elle et à je. Merci

  3. « le train sonore de la nuit avec les voix noires de La Rochelle, les voix sur la jetée à la Grand’ Rive, quand tu riais à pleines dents, à dents pleines, à dents blanches et solaires. »… « dissous dans la lumière, une lumière noire de caries ferrailles et de dents calcinées. L’enfant devenu mère, » … Magnifique.

  4. Whaou Camille ! Je n’ai pas trop les mots, là tout de suite, même si le dentier me renvoie des échos force 10. Ton texte me fait penser à ces oeuvres d’art brut, ces portraits, qui nous clouent sur place. Merci !